À 91 ans, Lil Miles est la barmaid la plus âgée de Sydney. Depuis quarante ans qu'elle sert des bières derrière son zinc, elle a observé les bouleversements dans le voisinage, un repaire de marins en goguette devenu un quartier chic.

«Et je vais continuer», prévient la nonagénaire, haute comme trois pommes, les cheveux argentés sagement retenus par des épingles, en s'activant dans le Bell's Hotel acheté avec son mari en 1973.

Aujourd'hui, la zone de Woolloomooloo - un nom aborigène à l'origine obscure, mais qui veut sans doute dire jeune kangourou noir - est renommée pour ses cafés et restaurants chics, le long de la mer. L'acteur australien Russell Crowe y possède un appartement.

Voilà quarante ans, le quartier, un des plus anciens de Sydney, à l'est du centre-ville, était le repère des marins débarquant au port, des dockers et des fêtards venus de quelques rues plus loin, où pullulaient clubs et boites de nuit. Les maisonnettes alignées étaient de guingois, mal entretenues, voire à l'abandon.

C'était chaud? «Ah certainement!», se souvient Lil Miles, venue d'Irlande lorsqu'elle était enfant.

Dans un hôtel - «je ne vous dirai pas lequel», prévient la vieille dame -, les prostituées étaient mises aux enchères. Le client qui proposait la somme la plus élevée «avait la fille pour la nuit». Dans un autre établissement, c'était des prostitués hommes qui subissaient le même sort.

Au Bell's Hotel, les divertissements étaient plus bon enfant. Les marins organisaient des courses-relai autour du pâté de maison, avec fiché à l'arrière de leur pantalon, un rouleau de papier journal roulé très serré... et allumé. Il s'agissait de courir le plus vite possible pour transmettre le relai, à savoir allumer le rouleau de l'équipier. «C'était trop drôle».

«C'était pour la plupart des garçons sans foyer, loin de leur terre natale», sourit Lil Miles.

Lorsque le couple achète le pub, il vit avec ses six enfants au-dessus du bar. Le travail ne manque pas et tous mettent la main à la pâte. La concurrence est rude entre les bars et pubs qui bordent la rue, mais les tenanciers s'entraident.

«On leur empruntait des verres et ils nous en empruntaient. Ça bardait s'ils ne nous les rendaient pas propres», raconte-t-elle. Et lorsque l'argent vient à manquer, elle va voir en personne les brasseurs de la ville pour leur demander de lui accorder une ristourne sur le prix des tonnelets. Elle a toujours eu gain de cause.

Les années 70 sont une époque de changement radical dans l'urbanisme de la plus grande ville d'Australie, qui voit des affrontements parfois violents autour des projets de rénovation des quartiers les plus anciens, datant de l'époque coloniale, dont Woolloomooloo.

Les promoteurs veulent détruire les cottages ouvriers pour les remplacer par des immeubles abritant appartements et bureaux de standing. Pour chasser les locataires, les propriétaires n'entretiennent plus les maisons, qui tombent peu à peu en ruines.

Woolloomooloo sera épargné par les tours de luxe, mais peu à peu, les quais se vident et les dockers partent, l'activité étant déplacée plus loin de la ville. Pendant dix ans, le célèbre Finger Wharf, un quai tout en bois long de 400 mètres et large de 63, devient un quai fantôme.

Dans les années 90, des travaux de sauvegarde et d'embellissement démarrent. Le quartier devient plus chic. Mais un des fils de Lil Miles meurt en 2004 dans une rixe, frappé à la tête par un tabouret du bar. Même dans les années plus chaudes du quartier, le Bell's Hotel avait pourtant toujours eu la réputation d'être «une auberge campagnarde dans la ville», selon la nonagénaire.

L'endroit a profondément changé, mais les qualités d'une bonne barmaid sont immuables, estime la vieille dame. «Il faut savoir écouter. Tous les vieux viennent vous raconter leurs maux divers et variés», glousse-t-elle. Ses enfants assurent le plus gros des tâches, mais elle continue de préparer les sandwiches, ramasser l'argent sur les tables de billard et tirer les bières.

«J'ai aimé chaque instant. J'ai eu une belle vie».