La tourbe et la mer ont donné aux scotchs d'Islay leur goût particulier. Chaque année, des milliers d'amateurs rejoignent l'île pour y faire la tournée des distilleries et profiter d'une nature envoûtante. Récit d'une virée dans l'île des scotchs et sa petite voisine, Jura.

La route est si étroite qu'il faut se ranger à droite lorsqu'on rencontre une autre voiture. Notre petite Vauxhall Corsa est garée sur l'accottement tandis que nous examinons de plus près une tourbière fraîchement coupée. Un camion apparaît. Oh! oh! On nous donnera sûrement une contravention. On nous dira qu'il faut une autorisation. Mais non. Trois rougeauds de bonne humeur nous sourient: «What ye all doing? Where ye from?» Ils profitent du beau temps pour aller pêcher au loch Gorm. «J'ai deux cousins au Canada!», lance le conducteur, tout fier. Bienvenue à Islay!

Avec ses huit distilleries pour 3000 habitants, ses ciels à couper le souffle, ses moutons en guise de police routière, sa géologie unique, son histoire riche en lords et en naufrages, l'île aux whiskies possède une aura certaine. Pour les amateurs de single malt, c'est l'expérience ultime. Tels des pèlerins un peu débauchés, ils débarquent par milliers lors du festival Feis Ile, qui se tient au printemps depuis 13 ans.

C'est le caractère tourbé, fumé, salin de la majorité des whiskies d'Islay qui les place dans une catégorie à part. «Avant, tous les whiskies étaient tourbés, parce que la tourbe était l'unique combustible utilisé en Écosse, explique Jackie Thomson, directrice de la distillerie Ardbeg. Avec la révolution industrielle et le transport du charbon en train sur le continent, les choses ont changé. Mais Islay a été laissée derrière. Finalement, ce fut presque une bénédiction. Aujourd'hui, les whiskies tourbés sont à la mode.»

Une île en liesse

Pendant le festival, Bowmore, Ardbeg, Laphroaig, Lagavullin, Caol Ila, Bruichladdich, Bunnahabain et le p'tit nouveau, Kilchoman, reçoivent des hordes de disciples chacun leur tour, à l'occasion de leur «open day». Chaque distillerie rivalise d'ingéniosité pour que sa journée soit la plus divertissante. Formations, dégustations, visites de distilleries, barbecues, cours de géochimie et de pétrologie, musique, danse, etc.

Huit jours durant, Islay est en liesse. Les auberges et les pubs sont bondés, ou du moins, ils le sont pour la tranquille Reine des Hébrides. La veille de l'ouverture de Feis Ile, un jeudi soir du mois de mai, nous poussons la porte du Lucci's Bar, dans le Bowmore Hotel. Fiona, la serviable propriétaire de notre auberge, nous a dit que la cuisine de pub n'était pas mauvaise ici. Au bar, quelques piliers. Dans la salle à manger, un groupe de neuf Suédois en goguette.

«Avez-vous une réservation?», nous lance le serveur, souriant malgré le jus dans lequel il est plongé. «C'est la soirée la plus occupée de l'année!» Nous regardons la salle presque vide avec étonnement. À Islay, la conception d'un «coup de feu» en cuisine n'est pas la même qu'ailleurs. Et lorsqu'on vous dit que l'île est pleine à craquer, soyez sans crainte, on ne vous laissera pas mourir de faim ni dormir sur un banc de parc.

«Ici, la plage est bondée lorsqu'il y a quatre personnes!», confirme Martine Nouet, alias «la reine des alambics». Cette journaliste française, ancienne rédactrice en chef de Whisky Magazine, a acheté une maison à Islay en 2001 et y habite en permanence depuis cinq ans. «C'est une île magnifique, où on est immédiatement charmé par la gentillesse naturelle des gens. Elle n'a pas changé son mode de vie pour les touristes, ce qui lui a permis de sauvegarder son âme.»

En effet, le Whisky Shop, les distilleries et l'Islay Shop, une quincaillerie-cuisinerie-animalerie-boutique-de-jouets-pharmacie, ferment tous leurs portes à 17h. Après, il est impossible d'acheter une bière ou un whisky, sauf au pub ou au restaurant. «C'est à leur tour de gagner leur croûte!», lance un villageois à Bowmore, où nous nous heurtons à des portes closes.

Traditions

Plus près de l'Irlande que du continent écossais, Islay est encore bien enracinée dans la culture gaélique. Nous le constatons le vendredi soir, lors du Clootie Dumpling Ceilidh, qui se tient dans la salle publique de Portnahaven. Le clootie dumpling, recette traditionnelle écossaise, est un pouding épicé aux fruits secs. Le ceilidh est un bal animé par des musiciens et un "caller", où l'on danse en couple ou en groupe. Le Clootie Dumpling Ceilidh est donc un bal où l'on mange du pouding!

Il y a aussi du chant. Pendant les pauses, des membres plus âgés de la communauté, certains portant fièrement le kilt, s'avancent devant la scène et chantent a capella des chansons traditionnelles en gaélique et en anglais.

«Quand j'étais petit, je parlais gaélique, raconte Duncan McGillivray, directeur de la distillerie Bruichladdich. On m'a assis et on m'a forcé à apprendre l'anglais pour aller à l'école. Aujourd'hui, on apprend le gaélique aux jeunes à l'école. C'est à n'y rien comprendre! Mais ça ne survivra jamais si ce n'est pas parlé dans les maisons.»

En revanche, il y a des coutumes à Islay qui ne sont pas sur le point de disparaître. «Il n'est pas rare qu'on prenne un petit whisky au cimetière, à la mémoire du défunt», nous raconte Fiona, à l'auberge. À la vie, à la mort, on peut difficilement être un vrai Ileach* sans avoir signé ce pacte avec le whisky.

* Habitant d'Islay