Même si Sheryl Sandberg croit que la véritable égalité passe par un réel partage des corvées, les tâches domestiques sont encore le lot des femmes. Et dans certains foyers plus fortunés, des immigrantes, maigrement payées, sont souvent responsables du plumeau et des soins aux enfants. L'impartition domestique, prochain chantier du féminisme?

Gloria (nom fictif) est la fière maman seule de deux garçons de 16 et 13 ans. Cette coquette quadragénaire d'origine péruvienne, rencontrée dans un Tim Hortons de Notre-Dame-de-Grâce, rapporte fièrement les exploits à la guitare de son plus jeune et les progrès de l'aîné, qui achève son secondaire.

Mais si Gloria a les yeux humides, en parlant de ses fistons, c'est parce qu'elle vit à plus de 6000 km d'eux. Cela fait deux ans qu'elle est partie de Lima pour devenir nounou. Ces jours-ci, elle s'occupe de deux petites filles de 4 et 6 ans, qu'elle décrit comme «joyeuses et très affectueuses».

«Avant de quitter Lima, je devais jongler avec deux emplois pour subvenir aux besoins des miens. Le matin, je m'occupais d'enfants à besoins particuliers et l'après-midi, j'enseignais la psychologie à l'université. Mais cela ne suffisait plus», explique la dame qui, bien que payée ici au salaire minimum (10$ l'heure), envoie à sa famille le plus clair de ses revenus.

Gloria, qui a immigré au Canada en 2011 par le Programme des aides familiaux résidants (PAFR), surnage ces jours-ci dans une illégalité involontaire. La raison: après avoir quitté son employeur torontois pour cause de mésentente - elle avait droit à une sélection très restreinte d'aliments du garde-manger familial -, elle a décidé de mettre le cap sur Montréal. Mais le PAFR la liait pendant 24 mois à son employeur initial, soit la période requise pour qu'elle soit enfin admissible à la résidence permanente. Et bien qu'elle ait depuis trouvé du boulot dans une famille, son dossier stagne dans les limbes de l'immigration...

«Ma décision de quitter le Pérou ne s'est pas prise du jour au lendemain. La perspective d'être séparée de mes deux enfants me faisait pleurer. Mais l'instabilité politique à Lima et les besoins grandissants des enfants qui iraient bientôt à l'université ont fait qu'à un moment donné, je n'ai pas eu d'autres choix. À Lima, ils sont bien, auprès de ma mère et ma soeur», dit Gloria, qui espère rapatrier les siens auprès d'elle, à Montréal.

Parce que la cuvette ne se lavera pas d'elle-même...

Avec son sang latino-américain, Gloria est une minorité culturelle dans l'univers des aides familiaux résidants, où la majorité des participantes au PAFR sont des femmes en provenance des Philippines.

«Ces femmes sont super courageuses», témoigne Stéphanie Séguin, fondatrice de l'agence Regency Nannies, à Mont-Royal. Avocate de formation, Mme Séguin dit agir à titre de «courtier» entre les employeurs et ces nouvelles arrivantes à la recherche d'un travail de nounou, qui le plus souvent transitent par Hong Kong, la Grèce ou l'Allemagne. Formées comme sages-femmes, ingénieurs, secrétaires, infirmières, une grande proportion de ces travailleuses philippines sont mariées et ont des enfants.

Qui emploie des nounous à domicile? Pas seulement des ménages fortunés de Westmount, rapporte Mme Séguin, qui répond aux besoins d'une clientèle de plus en plus francophone, et surtout, aux horaires atypiques. Un exemple parmi plusieurs: un urgentologue marié à une policière, qui n'arrivent plus à arrimer leurs horaires de fous. Ou encore, une mère au foyer avec un conjoint qui voyage constamment, qui n'arrive plus à s'occuper seule des trois enfants, de la maison et du chalet. Et aussi, plusieurs professionnelles -«beaucoup d'avocates», dit Stéphanie Séguin - qui ont besoin de soutien familial pour réaliser à plein leur potentiel et leur ambition.

«Au début, les gens regardent dans leur entourage, sollicitent l'aide des membres de la famille. Mais quand ils sont vraiment à bout, ils cherchent de l'aide. Après un week-end de discorde autour du ménage, je reçois le lundi matin l'appel de l'homme qui, au bout du fil, m'annonce: " Là, on a besoin d'aide!" », rapporte Stéphanie Séguin, qui demande 725$ en frais de recrutement.

C'est un SOS...

Mère seule d'un petit garçon de 7 ans, Paulina Podgorska a fondé le service en ligne SOS Garde pour répondre au besoin criant pour l'aide domestique. «J'étais coincée», raconte la jeune femme qui s'est retrouvée sans place en pouponnière pour son fiston et contrainte d'embaucher une gardienne à temps plein.

Sur le site de l'entreprise (sosgarde.ca), les gens peuvent joindre directement gardiennes, nounous, aides aux aînés, aides pour besoins spéciaux, gardiennes d'animaux ou femmes de ménage.

«Les besoins des familles sont tellement divers de nos jours. Il n'y a plus de modèle typique. Quand je vois un homme présenter une demande pour un service, d'habitude, c'est parce que c'est un père qui a une garde partagée. Plusieurs clients sont des gens avec des horaires éclatés ou appelés à voyager, qui travaillent dans le monde médical, le cinéma, l'industrie du divertissement...», témoigne la dame, qui dessert l'ensemble du territoire québécois, avec son personnel surtout constitué de Québécoises.

Avec le baby-boom qui a gagné le Québec et le besoin de soutien aux familles avec enfants à besoins particuliers, la demande pour de tels services est exponentielle. «La plus grande demande est du côté des parents d'enfants autistes», a observé Paulina Podgorska, qui travaille de concert avec les associations de parents d'enfants handicapés.

Partager les tâches en famille, c'est idéal. Or, parfois, déléguer est inévitable. Mais le temps serait-il venu de reconnaître et valoriser davantage ces emplois? Sheryl Sandberg, qui est arrivée au sommet avec l'aide de nounous, dit être «convaincue que le travail d'une mère au foyer devrait être considéré comme "du vrai travail".»

Un beau gros chantier féministe, que cette pile de linge sale...

Les oubliées du féminisme

Pour Julie Miville-Dechêne, la situation des aides domestiques renvoie à la question des «oubliées du féminisme».

«Le mouvement féministe a largement démarré et été occupé par des femmes blanches bourgeoises. Ces femmes blanches et bourgeoises en ont récolté les fruits. Or, celles comme les auxiliaires familiales ou les serveuses n'ont non seulement pas profité de ces acquis, mais vivent dans un monde où l'écart entre les salaires d'hommes et de femmes devient encore plus grand. Il existe certainement des employeurs consciencieux. Mais comme société capitaliste plus riche, il faut se demander: dans quel monde vivons-nous pour qu'une femme soit obligée d'abandonner ses enfants pour pouvoir les nourrir?»