Un deuxième établissement «café en attente» a fait son apparition au Québec en l'espace de moins d'un mois. Le mouvement, qui est déjà bien implanté en Europe, pourrait être appelé à grandir dans la métropole - où il est difficile, dans certains arrondissements, de faire 100 mètres sans tomber sur un endroit où l'on peut faire le plein de caféine.

Le café Ô deux soeurs, situé dans le quartier Rosemont-La Petite-Patrie, a décidé de se lancer dans l'aventure cette semaine. Pour la propriétaire Julie Gilbert, qui avait déjà l'habitude de venir en aide aux plus démunis du secteur en leur offrant gratuitement des viennoiseries de la veille ou un bol de soupe, il s'agissait en quelque sorte d'une évolution naturelle.

«Je n'ai pas pensé à un modèle d'affaires», répond-elle lorsqu'on l'interroge à ce sujet.

Il faut dire que le concept du «caffè sospeso» né à Naples, en Italie, est d'une simplicité désarmante.

«C'était une coutume charmante», a résumé l'auteur et réalisateur napolitain Luciano de Crescenzo dans son ouvrage intitulé «Il caffè sospeso. Saggezza quotidiana in piccoli sorsi» («Le café en attente. La sagesse au quotidien par petites gorgées»).

«Quand une personne qui venait d'avoir un coup de chance entrait dans un commerce et commandait une tasse de café, il n'en payait pas une seule, mais plutôt deux, permettant ainsi à quelqu'un qui avait eu moins de chance et qui viendrait plus tard d'avoir droit à une tasse de café gratuite.»

Selon Davide Chiase, un Napolitain qui habite maintenant Milan, la tradition a été bien vivante dans la région de Naples pendant des décennies, mais au cours des dernières années, elle a pratiquement disparu - une véritable «chute libre», a-t-il décrit.

Reste que d'après un site consacré à ce phénomène, près de 160 commerces situés dans une quinzaine de pays, de la Roumanie à l'Australie, en passant par la Norvège, incitent leurs clients à donner au suivant. Et il y a fort à parier que cette liste est loin d'être exhaustive, car elle ne mentionne pas les cafés de Toronto et de Vancouver qui se sont laissé emporter par cette vague au cours des dernières semaines.

L'idée a fait donc des petits. Mais ce que l'on remarque, c'est qu'elle est surtout mise à profit dans les petits cafés de quartier.

Les établissements britanniques de la chaîne Starbucks - qui s'était retrouvée dans l'embarras après qu'il eut été révélé qu'elle n'avait pas payé d'impôts sur ses bénéfices pendant trois ans  - ont récupéré le concept au début avril en y apportant quelques variantes.

Selon le modèle préconisé par l'entreprise, l'argent déboursé par un client pour un café en attente se retrouve dans un fonds charitable, qui distribue ensuite les produits aux quatre coins du pays.

Les personnes dans le besoin ne franchissent donc pas les portes de ces commerces afin de se prévaloir de leur café, de leur soupe ou de leur sandwich en attente. Ce faisant, on occulte des facettes importantes de la tradition italienne, dont le développement d'un sentiment de proximité au sein de la communauté et la mise en valeur d'une mixicité sociale dans le quartier, plaide Mme Gilbert.

«C'est sûr qu'on s'est dit qu'il fallait faire attention, dit-elle. On s'est dit que les gens jugeraient peut-être s'il y a des sans-abris à l'intérieur. Mais tant et aussi longtemps que tu ne l'as pas essayé, tu ne peux pas savoir ce qui va se passer.»

Du côté de Québec, où le Tam Tam Café a adhéré au mouvement il y a un mois, ce qui se passe est concluant, se réjouit le gérant de l'établissement, Benoît Maheux. Dans ce café qui a pignon sur rue dans le quartier Saint-Sauveur, l'achalandage a bondi et les ventes ont grimpé.

En date du 7 mai, sur l'ardoise, on pouvait constater qu'il y avait 95 cafés, 42 soupes et 26 sandwichs en banque.

«Quand les gens nous le demandent, on leur donne sans poser de questions. Mais les gens sont parfois gênés de le faire, alors je leur dis que je ne leur demande pas de se justifier. Ce sont des gens qui n'oseraient pas, par exemple, aller dans les soupes populaires», selon M. Maheux.

Et à ceux qui reviennent souvent à son comptoir, il exige en échange un petit service: laver les vitres, passer un linge sur les tables ou donner un coup de pouce pour desservir. «Je ne voulais pas tomber dans le piège», explique l'ethnologue de formation.

Mardi, au café Ô deux soeurs, l'ardoise affichait quatre cafés, deux soupes et quatre sandwichs en attente. Les clients interrogés sur place, même les habitués, ignoraient le nouveau virage amorcé par Mme Gilbert et son équipe, qui se gardent bien de solliciter ceux qui viennent casser la croûte dans l'établissement situé à l'intersection du boulevard Rosemont et de la rue Saint-Hubert.

«On ne veut pas faire de sollicitation. On mise beaucoup sur le bouche à oreille», indique Mme Gilbert. Un bouche à oreille qui, plutôt que de s'opérer d'un balcon napolitain à un autre, passe indéniablement par les réseaux sociaux. «On compte sur nos amis Facebook!», résume la propriétaire.