Pendant des mois, sa famille a tout fait pour récupérer son corps. En vain. Il reposera à jamais sur un glacier d'Argentine. Un an et demi après la mort de Jean-Philippe Auclair, La Presse raconte son histoire. Celle d'une vie vécue sur deux skis en toute liberté; celle d'une fin tragique; celle d'une amoureuse endeuillée et d'un fils qui a perdu son père. Ses amis l'appelaient JP. Voici son histoire.

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Il s'appelait JP

C'est un appartement lumineux qu'il avait acheté avec ses premiers sous gagnés en ski. Il est planté devant le fleuve, à Cap-Rouge, à Québec, à côté de la maison familiale où il a grandi et fait ses premiers sauts.

C'est janvier et on entend la glace craquer sur le Saint-Laurent.

Sur les murs, il y a des cartes qu'il avait rapportées d'Europe. On y voit les alentours de Chamonix où il aimait tant skier. Dans le garage, il reste quelques-unes des 500 paires de skis qu'il avait amassées au fil de sa longue carrière.

C'était la maison de Jean-Philippe Auclair.

Par terre traînent des jouets d'enfant. Sur les murs, le soleil tape. À la table, Ingrid Sirois et Jean Auclair sont assis et racontent la vie et la mort de celui que tout le monde appelait JP. Elle était son amoureuse, il était son père.

Parfois, ils oublient et parlent de lui au présent.

Photo Daniel Rönnbäck, collaboration spéciale

Jean-Philippe Auclair est mort le 29 septembre 2014, emporté par une avalanche de neige et de roches.

À première vue, ils semblent raconter deux histoires diamétralement opposées. Il y a celle de cet ancien bosseur de l'équipe nationale, trop pressé pour attendre son tour, qui est parti jouer dans les parcs à neige au grand dam des planchistes, qui a été un pionnier d'un nouveau ski toujours plus fou, toujours plus haut.

C'est l'histoire d'un homme amoureux de son sport, d'une femme et d'un petit garçon qui venait de naître. L'histoire d'un homme extrêmement humain, mentor de plusieurs jeunes skieurs, que tous aimaient. C'est une histoire pleine de vie.

Puis il y a l'autre histoire. Celle d'un sport où on pousse parfois trop loin, trop haut. Celle d'un skieur qui a voulu réinventer sa carrière dans des endroits où peu oseraient s'aventurer.

Cette histoire est celle d'un accident mortel survenu le 29 septembre 2014, d'une avalanche de neige et de roches, d'une paroi abrupte en Argentine au pied de laquelle les corps de deux amis reposent probablement à jamais.

C'est une histoire de mort.

Ces deux histoires semblent irréconciliables. Elles sont pourtant la même, l'histoire de JP Auclair.

Le sport dont il aura été un pionnier n'est pas étranger à la mort. Il ne passe plus une année sans qu'un skieur meure en montagne. Le jour même où JP Auclair et son ami Andreas Fransson sont morts en Argentine, la planchiste américaine Liz Daley périssait dans une avalanche à 200 km de là sur un autre sommet argentin.

La skieuse québécoise Kim Lamarre, qui a remporté le bronze en slopestyle aux Jeux de Sotchi, a eu deux mentors dans la vie: JP Auclair et Sarah Burke. Les deux sont morts en ski. Deux mentors, deux morts.

Quand l'accident de JP Auclair et d'Andreas Fransson est survenu, la nouvelle s'est rapidement répandue. La famille avait beau encore espérer, puisque rien n'était confirmé, les «RIP JP» fusaient de toute part. Elle y croyait encore. Jean-Philippe, après tout, était réputé pour être l'un des skieurs les plus prudents.

À ce moment, le public était surtout frappé par les circonstances: ce père d'un garçon de 4 mois emporté dans la fleur de l'âge. Il n'avait que 37 ans. C'était à pleurer. C'était assez gros pour masquer le reste, soit la vie de ce Québécois connu partout sur la planète ski.

C'est ce que ce texte cherche à raconter: l'histoire de JP Auclair, la lumineuse et la sombre, sa vie et sa mort et les efforts désespérés de ses proches pour récupérer son corps.

Ils n'y sont jamais parvenus. Le skieur s'était rendu trop loin, trop haut.

«Il y a des jours où je trouve ça dur encore, dit son père, Jean Auclair. Mais il est dans ses montagnes maintenant.»

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Photo François Roy, La Presse

La copine et le père de Jean-Philippe, Ingrid Sirois et Jean Auclair

Le pionnier

Il n'y a plus de ski depuis longtemps au mont Myrand, une butte de 50 m à Sainte-Foy. Mais en 1982, c'est là que Jean-Philippe Auclair a fait ses débuts modestes sur les pentes. Il avait cinq ans.

C'est probablement l'endroit le plus surréaliste pour commencer une carrière internationale de skieur. Québec est loin de Banff. Mais des années plus tard, Jean-Philippe participera à la naissance d'un nouveau ski qui allait permettre à tout le monde, même aux kids du mont Myrand, de faire carrière en ski.

Mais pour l'instant, il n'y avait qu'un petit gars à deux skis sur une butte.

Son père était un fonctionnaire amoureux de sport et de plein air. «Je suis un gars de dehors, même si j'ai travaillé toute ma vie en dedans», explique Jean Auclair, ancien employé de la CSST aujourd'hui retraité et âgé de 68 ans.

Vite, Jean Auclair a constaté que le petit JP avait du chien. Il suivait son grand frère Stéphane sans problème. Et il n'avait peur de rien.

«Je me souviens, un jour, il était tombé de la chaise juste avant d'arriver en haut, raconte M. Auclair. Il m'avait regardé et m'avait dit: "J'ai pas eu peur!" Il avait 6 ans.»

JP a vite rejoint l'équipe de course à Stoneham. Mais ce qu'il aimait vraiment, c'étaient les «jumps». Sauf qu'ils étaient interdits. À force de se faire confisquer ses billets de remontée par les patrouilleurs, il a décidé de rejoindre l'équipe de bosses. Parce que les skieurs de bosses avaient le droit de sauter, tout simplement.

Auclair est devenu au fil des ans un bosseur d'élite, participant à des Coupes du monde. Mais il était toujours tenu dans l'ombre des vedettes de l'époque, des skieurs confirmés et plus vieux.

«L'équipe canadienne était très forte dans ce temps-là, raconte Julien Régnier, ancien bosseur olympique français. Il y avait Jean-Luc Brassard, Dominick Gauthier... Ils étaient cinq ou six qui étaient très forts et nous, nous étions jeunes à l'époque. Il fallait être patients.»

Julien a rencontré JP à cette époque. Le Français était de passage au Québec pour une Coupe du monde à Tremblant. Ils n'avaient pas 20 ans à l'époque et allaient devenir des meilleurs amis.

La situation d'Auclair sur l'équipe nationale ne lui plaisait pas. Il était jeune et pressé. «J'étais horrible sur les bosses. Tout ce que je voulais, c'était faire des sauts!», racontera-t-il plus tard.



Photo fournie par la famille

Jean-Philippe Auclair, enfant, au mont de ski Stoneham, près de Québec.

Des bosses au freestyle

Alors vers 1998, au moment où Brassard obtenait une quatrième place aux Jeux de Nagano, Auclair s'est tranquillement éloigné du ski de bosses pour se diriger vers une pratique plus libre, plus folle, plus créative.

Mike Douglas était son entraîneur en bosses à l'époque. Il a commencé avec quelques-uns de ses skieurs à aller jouer dans les parcs à neige traditionnellement réservés aux planchistes.

C'était alors l'âge d'or de la planche à neige. Il n'y avait pas grand-chose de plus ringard que le ski. Mais Douglas s'est mis à filmer ses protégés qui faisaient des sauts et des figures dans le «snowpark». Il a envoyé les images à quelques entreprises pour les convaincre de développer un nouveau ski. Une seule s'est montrée intéressée: Salomon.

Que voulaient ces jeunes skieurs? Ils voulaient un ski retroussé aux deux extrémités, pour pouvoir sauter et atterrir de dos au besoin.

Photo fournie par la famille

JP Auclair à l'âge de 13 ans, au mont Stoneham, à Québec.

En février 1998 a eu lieu le premier US Open de ski «freestyle». Auclair a remporté l'or dans la catégorie Big air, alors que son ami JF Cusson a gagné dans la catégorie Slopestyle. Après la compétition, en rentrant à l'hôtel, une boîte les attendait: elle contenait le prototype du Salomon 1080, le premier ski twin tip.

Le soir à la cérémonie de remise des prix, JP Auclair est monté sur scène pour recevoir sa médaille. Il tenait les skis dans ses mains et les a hissés au-dessus de sa tête.

Peu le savaient alors, mais le ski allait connaître un nouveau souffle et la carrière de JP Auclair, prendre une tournure inespérée.

«Avant ça, il fallait venir de la côte Ouest pour devenir un skieur professionnel. Avec l'arrivée de ce ski, tous les gars de partout pouvaient devenir pros», expliquera Auclair plus tard.

Même un petit gars de Cap-Rouge, à Québec.

Julien Régnier, qui est aussi passé des bosses au freestyle, se souvient: «On a arrêté les bosses parce qu'on voyait bien qu'à côté, il y avait quelque chose d'extraordinaire à développer.»

Gagner sa vie avec le ski

JP Auclair a décidé à cette époque d'abandonner le cégep. Il voulait se consacrer entièrement au ski. «À l'école, tout ce à quoi je pensais, c'était au ski. C'est le seul environnement où je me sentais vraiment moi-même», a déjà dit Auclair.

Les choses sont ensuite allées très vite. L'industrie du ski a senti que cette nouvelle discipline pourrait ressusciter le sport. Les commanditaires sont arrivés dans le portrait. Dans la jeune vingtaine, Auclair faisait déjà un salaire dans les six chiffres.

Le modèle d'affaires des skieurs consiste à trouver des commanditaires qui leur permettront d'avoir un salaire et de produire des segments vidéo chaque année. Ces segments permettent aux skieurs de rester pertinents, de garder leurs commanditaires, de continuer à produire des segments, etc. C'est un cercle vertueux pour les skieurs qui réussissent, mais un cercle vicieux pour ceux qui n'y arrivent pas.

Auclair s'est vite rangé dans la catégorie de ceux qui réussissent. Il a notamment fait pas mal d'argent quand Oakley a produit un modèle de lunettes à son nom. Il recevait une redevance pour chaque paire vendue.

Le Québécois a aussi acquis la réputation de skieur créatif. Il n'était pas nécessairement celui qui sautait le plus haut, ou le skieur le plus technique. Mais ses vidéos étaient léchées et avaient une pointe de poésie, comme le segment urbain qu'il a tourné en 2011 et qui est devenu son plus populaire.

«Il a été dans les précurseurs sans aucun doute. Il a vraiment développé le côté esthétique de la discipline, note Julien Régnier. Ce côté artistique, c'est ce qui manquait au ski. Il a su traverser les âges et rester pertinent jusqu'à la fin de sa carrière.»

Ce qui a aussi permis à JP Auclair de rester au sommet, c'est sa qualité dans tous les différents aspects du «freeski»: les segments urbains, les parcours et ce qu'on appelle la grande montagne («big mountain» en anglais).

Il a longtemps passé ses printemps à skier en Alaska. Il possédait deux condos à Whistler.

Mais vers 2010, dans la mi-trentaine, JP Auclair a cherché encore une fois à se réinventer. La poudreuse du Japon et les hélicos d'Alaska ne lui suffisaient plus.

Il a commencé à s'intéresser au ski-alpinisme, une vieille tradition européenne alors en pleine renaissance. C'était un ski plus pur, plus physique, plus sauvage.

Mais c'était aussi un ski beaucoup plus dangereux.

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Un homme amoureux

Ingrid Sirois est assise à la table de l'appartement de Cap-Rouge qu'elle partageait avec Jean-Philippe Auclair. Elle cherche à faire une histoire courte, à raconter leur relation qui aura été, en somme, «une belle histoire d'amour».

Elle commence en 2008. Ingrid travaille alors aux communications chez Oakley. Un jour, son patron lui demande de travailler avec l'un des athlètes commandités, un certain JP Auclair. «Il est créatif, tu verras», lui dit-il.

Cette rencontre va changer leur vie. Ingrid est alors dans une longue relation de huit ans. «Je pensais me marier», dit-elle. Puis deux ans plus tard, JP et elle se retrouvent dans un hôtel de Denver à se jurer de ne plus jamais se quitter.

La première année de leur couple, ils ne se voient presque jamais, une cinquantaine de jours tout au plus. Les deux voyagent beaucoup pour le travail.

Au même moment, Jean-Philippe se met à skier de plus en plus en Europe. C'est là qu'il découvre la vieille tradition du ski-alpinisme, dont la capitale est sans conteste Chamonix, en France.

Cette manière de skier consiste à atteindre, grâce aux techniques de l'escalade, des domaines skiables peu fréquentés. Longtemps délaissée, la pratique du ski-alpinisme connaît un regain depuis une dizaine d'années.

Comme le twin tip 10 ans plus tôt, le ski-alpinisme fait vivre au ski une petite renaissance. Des skieurs d'un peu partout déferlent sur Chamonix pour tenter de faire leurs preuves. Parmi eux, l'un s'est forgé une solide réputation, le Suédois Andreas Fransson.

Fransson vit alors dans un petit appartement à 10 minutes de Chamonix avec sa copine. Il suit des cours pour devenir guide de montagne. Il utilise des cordes, des mousquetons, des rappels pour atteindre des couloirs difficiles d'accès.

«C'était quelqu'un de très posé, de très réfléchi, mais qui faisait des sorties dangereuses, se souvient Julien Régnier. Les sorties comme ça que j'ai faites, je les compte sur les doigts de ma main. Andreas, lui, les a faites par centaines.»

«La sortie que j'ai faite avec Andreas, si je tombais, je mourais, continue Régnier. Et j'aurais très bien pu tomber, parce que c'était long, c'était raide et c'était facile de glisser. Mais on sait qu'on ne doit pas tomber et on se concentre pendant cinq heures pour ne pas tomber.»

Quand JP Auclair et Andreas Fransson se rencontrent, ils deviennent vite amis. Puis ils décident de travailler ensemble. Auclair a un nom qui résonne dans le monde du ski, mais à la mi-trentaine, il cherche à se réinventer. Fransson, lui, est un peu plus jeune et moins connu, mais a une expérience de la montagne qui fait défaut au Québécois.

Ingrid Sirois se souvient du jour où JP lui a dit: «Je viens de recevoir l'appel d'un gars qui s'appelle Andreas, tout le monde le connaît ici, c'est vraiment un badass. Je vais le rencontrer et skier avec lui.»

«Ç'a été le début de ce nouveau chapitre de sa carrière», dit-elle.



Photo fournie par Ingrid Sirois

Ingrid Sirois a rencontré JP Auclair en 2008 alors qu'elle travaillait aux communications chez Oakley.

«Même pas l'air le fun»

Au même moment, vers 2011, Ingrid Sirois obtient un poste à Zurich pour s'occuper des communications d'Oakley pour toute l'Europe. C'est un scénario rêvé: JP et elle vont déménager en Suisse.

Maintenant en Europe, Auclair parfait ses connaissances de la haute montagne. Les pentes où il skie maintenant dans les Alpes ont peu à voir avec le mont Myrand ou le parc à neige à Stoneham... ni avec celles de l'Alaska.

Il suit en parallèle des cours de sécurité en cas d'avalanche. «Il avait déjà été pris dans des avalanches deux fois, raconte le père du skieur, Jean Auclair. Une fois, ça lui a pris six mois avant de nous le dire. Il avait 23 ans et il avait vraiment cru qu'il resterait là. C'était dans l'Ouest. Il avait été enterré jusqu'aux épaules mais l'avalanche était passée à côté de lui.»

JP s'associe à Andreas pour mettre sur pied un projet d'une ampleur encore inégalée dans sa carrière. Il s'appelle «Apogée». L'idée est d'aller skier aux quatre coins du monde et d'en tirer une websérie diffusée sur sa propre plateforme. Il s'agit d'une manière pour JP Auclair, l'increvable pionnier, de rester pertinent encore une fois.

Ils ont filmé deux segments à Chamonix, puis un en Norvège.

«C'est lors de son voyage en Norvège que ça m'a frappé. J'ai vu ses photos, surtout celles d'un couloir en particulier. J'ai réalisé que c'était vraiment dangereux, ce qu'ils faisaient, raconte Ingrid Sirois. Ce n'était plus du ski, c'était de l'alpinisme. Je regardais ce qu'il skiait et ça n'avait même pas l'air le fun.»



Un départ déchirant

Quand Ingrid est tombée enceinte en 2013, leur vie a changé. Elle, la jeune professionnelle en pleine ascension, lui, l'increvable skieur... Leurs vies allaient à 100 à l'heure. Il fallait ralentir. Ils ont décidé de rentrer au Québec.

«On cherchait l'équilibre. Déjà que JP n'avait pas de temps, on a rajouté une dimension énorme dans sa vie. Il se demandait comment il allait y arriver et il était en train de tout changer dans sa vie pour y arriver, raconte Ingrid Sirois. Il voulait faire moins de voyages. On ne voulait pas avoir une grosse maison, vivre stressés et courir partout. C'est tout ce qu'on ne voulait pas dans la vie.»

Quand Léo naît en mai 2014, Ingrid sent tout de suite un changement chez JP. Lui naguère si heureux de partir skier à l'étranger s'en va maintenant à reculons. Juste après la naissance de Léo, il rate même un avion vers Whistler. «J'avais dû lui pousser dans le dos pour qu'il y aille, raconte Ingrid. Léo avait 2 mois. Il ne voulait pas nous laisser seuls. Je me rappelle qu'il était parti tout croche dans l'Ouest.»

Photo fournie par Ingrid Sirois

Jean-Philippe Auclair et son fils Léo, au printemps 2014.

En septembre 2014, Jean-Philippe Auclair part au Chili. Il va filmer un autre chapitre du projet «Apogée» avec Andreas Fransson. Mais il est débordé et n'a pas le temps de s'occuper de la logistique. C'est le Suédois qui règle tout.

Onze mois plus tôt, Fransson était en Nouvelle-Zélande quand son ami Magnus Kastengren est tombé d'une falaise de 600 mètres. Il est mort, probablement sur le coup.

Mais ce n'est pas ce qui inquiète JP Auclair. Ce qui l'inquiète, c'est qu'il a un bébé de 4 mois à la maison. Le matin du 24 septembre 2014, les deux amoureux prennent cinq minutes pour s'enlacer et se dire adieu. Ce n'était jamais arrivé avant. En rétrospective, Ingrid Sirois jure qu'elle savait, à ce moment précis, que quelque chose allait survenir.

Elle est allée le reconduire à la gare de Sainte-Foy. Léo était assis dans la voiture. Jean-Philippe Auclair pleurait. Il a pris l'autocar pour Montréal, puis son avion pour Santiago.

Elle ne le reverra jamais vivant.

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À jamais dans sa montagne

Ingrid Sirois se souviendra toujours du 30 septembre 2014. Ce matin-là, elle sortait de sa maison avec son fils de 4 mois dans les bras. Il était 8h30. Au moment de passer la porte, elle a vu son beau-père arriver chez elle.

Elle était pressée. Elle partait voir des amis. Elle a dit à Jean qu'elle devait partir tout de suite.

- Tu ne t'en vas pas, a répondu Jean Auclair d'un coup sec.

Elle a compris tout de suite.

Dans les jours précédents, JP lui avait envoyé plein de messages. Il s'ennuyait de sa petite famille.

Le skieur Andreas Fransson, le photographe Daniel Rönnbäck et le vidéaste Bjarne Salén et lui sont arrivés à Santiago le 24 septembre. Ils ont loué un camion à l'aéroport et ont conduit vers les montagnes et l'Argentine. Rendus à un petit ranch, ils ont pris des chevaux et sont partis à pied dans les montagnes jusqu'à un refuge.

Photo Daniel Rönnbäck, collaboration spéciale

«Je me souviens du ciel bleu, raconte Bjarne Salén. La météo était parfaite. On entendait les oiseaux chanter, c'était magnifique. C'étaient des journées magiques.»

À un moment, Ingrid n'a plus reçu de messages. Il n'y avait plus de réception. Mais le 28 septembre au soir, Jean-Philippe a pris son téléphone satellite pour lui écrire. Le lendemain, il partait skier.

«Il disait que tout allait super bien, mais que je ne pouvais pas savoir à quel point il pensait à nous. Connaissant JP, je savais que ça le travaillait, que ce n'était plus pareil comme avant de partir.»

Le matin du 29, ils se sont levés dans la nuit et ont commencé à marcher vers le mont San Lorenzo, à la frontière entre le Chili et l'Argentine. JP et Andreas ont entamé une longue montée en haut d'un glacier, dans un couloir. Bjarne et Daniel sont restés de l'autre côté du glacier, d'où ils devaient prendre des images.

Vers midi, ils ont entendu un grand bruit. En haut du couloir tapé par le soleil, une masse de neige et de roches est tombée. JP et Andreas n'ont rien pu faire. Pris dans un goulot, en train de monter, ils n'avaient nulle part où aller. L'avalanche les a fait tomber de plusieurs centaines de mètres.

De l'autre côté du glacier, le photographe et le vidéaste ont assisté à l'événement impuissants. Bjarne Salén a su sur le coup qu'ils étaient morts.

Le plan de secours comportait des lacunes. Seuls les skieurs avaient un téléphone satellite. Les deux survivants ont donc dû marcher longtemps afin de trouver du signal pour appeler les secours de leur cellulaire.

Ils ont pris contact avec des personnes-ressources en Suède, qui ont prévenu le meilleur ami de JP en France. Julien Régnier a alors appelé le frère de JP et la nouvelle s'est répandue comme une traînée de poudre jusqu'à ce matin du 30 septembre, lendemain de l'accident, où Ingrid Sirois l'apprend.

Photo Wikipedia Commons

Cette image de la NASA montre le mont San Lorenzo, à la frontière entre le Chili et l'Argentine. C'est là que Jean-Philippe Auclair et Andreas Fransson sont morts le 29 septembre 2014.

Entre-temps, un hélicoptère chilien a survolé la zone. Le pilote n'a vu qu'un corps. À sa position, il a conclu à une mort certaine. De toute façon, il n'était pas question de tenter une opération de secours dans un endroit aussi dangereux et reculé des Andes.

L'hélicoptère a fait demi-tour. Au Québec, c'était le choc et l'incompréhension.

«Moi, j'ai été complètement surprise. JP était tout le temps conscient du danger, il était préparé, il faisait attention, raconte Kim Lamarre, skieuse de 27 ans qu'Auclair avait prise sous son aile. Moi, je n'y croyais pas. Ç'a été un très gros choc.»

Elle a senti un vide après. Elle aimait envoyer ses segments filmés préférés à JP pour avoir ses commentaires. Elle se souvient de lui comme d'un homme «formidable».

Après la mort de la skieuse canadienne Sarah Burke, son autre mentor, elle se disait qu'au moins il lui restait Jean-Philippe. Ce n'était soudainement plus vrai.

Comment fait-elle pour pratiquer un sport où la mort est si présente?

«On le sait quand on le fait. Oui, il y a un certain risque. Mais c'est une passion. Je ne sentirais pas ma vie complète sans le ski, dit Lamarre. S'il m'arrivait quelque chose demain, j'aurais vécu 27 ans, mais en 27 ans j'aurais vécu pas mal de choses. Je mourrais contente.»

Mission impossible

Pendant un moment, Ingrid Sirois a cru que son amoureux pourrait encore être en vie. Peut-être quadriplégique, mais en vie. Mais quand elle a vu les photos du lieu de l'accident, elle a compris qu'il n'y avait aucune chance qu'il s'en soit sorti.

Ingrid et Jean ont décidé de partir là-bas. L'idée n'était plus de sauver JP; c'était seulement de rapatrier sa dépouille. La famille d'Andreas Fransson était aussi du voyage.

Du 4 au 10 octobre 2014, ils étaient en Argentine. Ils n'ont jamais pu parvenir jusqu'au lieu de l'accident, trop dangereux. Ils se sont rendus à 20 km à vol d'oiseau.

Ils ont surtout rencontré Bjarne, resté sur place. «J'avais un énorme besoin de parler à Daniel et à Bjarne. J'avais un énorme besoin de comprendre, dit Ingrid. On s'est rendus le plus proche possible pour y aller, mais c'était inaccessible. Ça nous a fait du bien.»

Bjarne, l'un des deux survivants, se souvient de ces moments passés avec les familles de ses deux amis. «Je voulais être avec eux pour pleurer avec eux, rire avec eux, regarder des photos avec eux, dit-il. C'était probablement le pire moment de ma vie.»

Ils ont commencé à faire des pressions à l'ambassade du Canada en Argentine - pays où les corps se trouvent - et à la compagnie d'assurances pour pouvoir récupérer les corps. Ingrid Sirois a fait des dizaines d'appels.

L'Argentine a finalement envoyé en novembre huit secouristes. Ils sont rentrés bredouilles. L'un avait des côtes brisées, un autre une cheville foulée. Ils ont conclu que c'était impossible. Ils ont abandonné, la compagnie d'assurances aussi.

C'est finalement un alpiniste argentin qui l'a jointe en lui disant qu'il ferait tout pour sortir les dépouilles de leur écrin de neige et de glace. Ça ne coûterait rien. Il le ferait gratuitement.

L'homme a réuni une équipe de quatre guides suédois. Ils sont partis en décembre et se sont rendus jusqu'au lieu de l'accident. Après 10 heures passées à pelleter, sous 10 m de neige, ils ont trouvé le corps de JP Auclair. Ce dernier avait sur lui un émetteur de localisation. Mais la dépouille d'Andreas n'a jamais été trouvée.

Les quatre secouristes ont déplacé le corps du skieur québécois sur le glacier, car il était impensable de le rapporter à pied. Un hélicoptère devait venir le chercher. Il y a eu une tentative, mais l'hélicoptère a fait demi-tour parce que c'était trop dangereux.

Quelque part à l'hiver 2015, Ingrid Sirois et Jean Auclair ont abandonné. Le corps restera là à jamais. Les quatre Suédois ont rapporté une photo du glacier avec la dépouille de JP dessus.

«Quand j'ai vu la photo, je me suis dit: "Il est dans ses montagnes maintenant", raconte le père du skieur. Une amie m'a dit que toutes les difficultés pour aller le chercher, c'était peut-être le signe qu'il devait rester là-bas.»

Un jour, Jean Auclair a entré dans Google Earth les coordonnées exactes de l'émetteur qui se trouve sur le corps de son fils. «Je suis allé voir. C'était tout blanc autour.»



Photo tirée du compte Instagram d'Andreas Fransson

En avril 2014, Jean-Philippe Auclair était en Norvège dans le cadre du projet Apogée. Le vidéaste Bjarne Salén (à gauche) et le photographe Daniel Rönnbäck (à droite) seront témoins des derniers instants du skieur québécois cinq mois plus tard.

Le deuil

Le 14 novembre 2014, la famille et les amis de JP Auclair se sont réunis pour une cérémonie à sa mémoire. Ils sont venus des quatre coins du monde, se souvient Ingrid Sirois. «J'avais l'impression que je me mariais, mais c'était l'inverse», dit-elle.

«La première année, j'étais comme sous anesthésie, se souvient Ingrid. J'étais sur le pilote automatique. Je me disais: est-ce que ça va être comme ça pour le reste de ma vie? Je suis quelqu'un qui a le bonheur facile, mais là, c'était sans saveur.»

Le deuil pour Ingrid Sirois a été accompagné d'une profonde réflexion sur le métier qu'exerçait son amoureux. Des gens lui ont demandé si elle pensait que les commanditaires avaient une part de responsabilité dans la mort de Jean-Philippe, en poussant les athlètes toujours plus loin. Il s'agit d'une question difficile pour celle qui travaillait justement «de l'autre bord».

«Je ne pense pas. Mais c'est certain que pour rester pertinent, il faut innover. Et c'est sûr qu'avec le temps, on devient un peu insensible au danger, tellement on est habitué. Des fois, JP m'emmenait en ski à des endroits et je me disais: mais qu'est-ce que je fais ici? Pour lui, c'était normal», dit-elle.

«En même temps, JP était le premier à tout le temps tirer la plogue. Il avait toutes ses certifications d'avalanche. Ce n'était pas un junkie d'adrénaline, ajoute-t-elle. Il ne voulait pas mourir.»

Dans cette histoire immensément triste, elle se console en se disant que Jean-Philippe «a eu la chance de faire tout ce qu'il voulait toute sa vie».

«Il y a eu des bouts où tout le monde lui disait: "Lâche le ski, t'es malade, tu ne gagneras pas ta vie avec ça. Retourne aux études..." Il n'y a pas beaucoup de monde capable d'autant de volonté que lui.»

Elle va maintenant se concentrer à rebâtir sa vie. Elle a un fils à élever, Léo, qui a aujourd'hui plus d'un an et demi. Ce qu'elle veut éviter plus que tout, c'est «qu'il parte sur une chire à 17 ans pour aller retrouver le corps de son père».

Photo François Roy, La Presse

Ingrid Sirois va maintenant se concentrer à rebâtir sa vie. Elle a un fils à élever, Léo, qui a aujourd'hui plus d'un an et demi.

Souvent, les gens demandent à Ingrid s'il fera du ski un jour. Elle leur répond, à moitié sérieuse, qu'il pourrait faire du patinage artistique et que ce serait bien correct.

Dans son ordinateur, elle a un dossier dans lequel elle range tous les souvenirs de son ancien amoureux: des photos, des vidéos, des lettres d'amour... Un jour, elle montrera tout ça à Léo pour qu'il apprenne à connaître son père.

Elle voudrait lui dire qu'il a été un grand skieur, un ami incomparable et un bon amoureux. Ce qui lui fend le coeur, c'est qu'elle est certaine qu'il aurait fait un meilleur père encore.

Photo tirée du compte Instagram de JP Auclair

Jean-Philippe Auclair et son fils Léo, quelques mois avant sa mort en septembre 2014.