Je fus groupie une seule fois dans ma vie : pour Claude Léveillée au printemps 1959. J'avais 17 ans, j'étais collégien, novice en écriture de chansons. Jusque là, pour moi, une chanson, c'était d'un côté Bécaud-Aznavour-Trénet-Brassens-Ferré, et de l'autre Presley-Sinatra-Peggy Lee. La chanson d'ailleurs, la chanson des autres - dont les miennes - étaient de maladroits pastiches. Essayez donc d'émouvoir avec des images, des sons, des sentiments et des mots qui ne sont pas à vous. Ça sonnera nécessairement faux, comme un film traduit.

Je fus groupie une seule fois dans ma vie : pour Claude Léveillée au printemps 1959. J'avais 17 ans, j'étais collégien, novice en écriture de chansons. Jusque là, pour moi, une chanson, c'était d'un côté Bécaud-Aznavour-Trénet-Brassens-Ferré, et de l'autre Presley-Sinatra-Peggy Lee. La chanson d'ailleurs, la chanson des autres - dont les miennes - étaient de maladroits pastiches. Essayez donc d'émouvoir avec des images, des sons, des sentiments et des mots qui ne sont pas à vous. Ça sonnera nécessairement faux, comme un film traduit.

Puis un soir, rue Crescent à Montréal, dans une petite boîte, un choc: un gars assis à son piano, le dos courbé et les yeux mi-clos, chantait des choses qui sonnaient lui, qui sonnaient nous, donc qui sonnaient moi. Tout du vrai, rien à traduire. D'accord, il n'était pas seul de son groupe: il y avait aussi Raymond (Lévesque), Jacques (Blanchet), Jean-Pierre (Ferland), Clémence (Desrochers), Hervé (Brousseau). Mais Léveillée était pianiste (autodidacte). Moi aussi, d'où ma préférence pour lui. Les autres, c'était Les Bozos. Ils sonnaient tous eux, ils sonnaient tous nous, ils prouvaient qu'on pouvait émouvoir, s'écorcher, rigoler et même baver en sonnant simultanément soi et nous. Et ils le faisaient ici, au beau milieu des leurs, ce que Félix huit ans avant n'avait pas pu faire. Pour moi, une révélation! Je me mis ensuite à écrire autrement (artistiquement décolonisé) et pour d'autres raisons (les bonnes: émouvoir autrui; et autrui, c'était désormais mes semblables, mes proches, mon monde). C'est une évidence: la chanson québécoise a commencé là, au printemps 1959, dans une boîte de la rue Crescent, à Montréal. Pour moi et pour nous tous.

Léveillée, dès ses débuts, possédait cette noblesse des grands artistes qui savent, en se déchirant le coeur, l'ouvrir si grand qu'on voit le nôtre dedans. C'est pour ça qu'il est entré si vite et de manière si permanente dans notre mémoire sonore collective. Il n'était subjectif qu'en apparence: il ne racontait pas sa vie mais la vie, son frère Frédéric est notre frère autant que le sien, la nostalgie de son Vieux piano est la nôtre autant que la sienne. Cette générosité, cette capacité de changer le moi en nous est le défi que son oeuvre met tous les auteurs au défi de relever. Et ce n'est pas le seul défi qu'il nous a mis, nous les auteurs, au défi de relever. Car sauf pour Leclerc huit ans avant et Elton John dix après, je n'ai jamais vu d'interprète savoir autant que Léveillée faire de son instrument (que ce soit une guitare ou un piano) son co-chanteur. Léveillée était Léveillée d'un bout à l'autre, dans sa voix, ses chansons, dans sa touche au piano.

La première fois que Léveillée chanta en grande salle, ce fut à l'auditorium de l'Université de Montréal vers 1963, plus de mille places, lui qui n'avait fait jusque là que de petites boîtes. Gros risque! Or j'étais étudiant à l'Université de Montréal à ce moment-là... et responsable de la programmation de la salle. Groupie, je vous dis. Je le resterai toujours.