La victoire d'un candidat du Front national dans un scrutin local en Provence, il y a deux semaines, a mis toute la France en émoi. Cette micro élection annonce-t-elle de grands changements? Pas sûr. Mais elle est révélatrice d'un ras-le-bol favorisant la montée progressive du parti de Marine Le Pen, a constaté notre journaliste.

À Brignoles, il y a des gens qui votent pour le Front national, d'autres qui ont porté au pouvoir un maire communiste. Cette ville provençale de 16 000 habitants abrite une population de «Brignolais de souche», d'enfants d'immigrés italiens ou maghrébins, et de jeunes familles qui y ont trouvé un appartement à prix raisonnable.

Tous s'entendent sur une chose: la frénésie médiatique déclenchée par l'élection d'un candidat du Front national à un scrutin partiel dans leur canton est démesurée.

Le premier à lever les yeux au ciel est le maire Claude Gilardo, qui a subi les assauts de plusieurs vagues de journalistes depuis deux semaines. Dorénavant, il repousse les demandes d'entrevues par un non sans appel.

«L'élection d'un inconnu a été traitée comme un événement interplanétaire, c'est ridicule», tonne-t-il avant de se réfugier dans son bureau.

L'inconnu en question s'appelle Laurent Lopez. Ce boxeur amateur et militant de longue date du Front national n'en revient pas de l'intérêt qu'il suscite depuis sa victoire du 13 octobre, remportée par 5031 voix, contre 4301 pour son adversaire de l'Union du mouvement populaire (UMP).

Dans les 10 jours qui ont suivi, il a accordé 90 entrevues! Il y a eu deux télés russes, la télé allemande, les Suisses, les Belges, la BBC. «C'est complètement hors de proportion», soupire-t-il dans son local du centre-ville de Brignoles.

À quelques pas de là, au café Le Provençal, sur la place Caramy, Christophe, le serveur, en a gros sur le coeur. «On a fait toute une histoire pour l'élection d'un délégué qui n'aura aucun pouvoir» dit-il, avant de se plaindre de la mauvaise réputation que ce battage médiatique a donnée aux Brignolais. «On n'est pas une ville de fachos, on n'est pas des demeurés!»

Sortir des ornières

Mais une fois dépassé ce premier mouvement d'indignation, les Brignolais conviennent qu'il existe, chez eux comme ailleurs, de bonnes raisons pour pousser les électeurs hors de leurs ornières habituelles. Certains ne prennent même plus la peine d'aller voter: à Brignoles, à peine 47 % des inscrits ont participé au scrutin, ce qui a favorisé le Front national.

D'autres ont retiré leur confiance aux partis traditionnels. «La crise, ça fait longtemps qu'on la sent. Au bout de 30 ans d'alternance, on est dans la merde. Il n'y a pas que Brignoles. Il y a des gens en colère partout», peste Christophe, un artisan croisé au Provençal.

Les Brignolais en arrachent. «Il y a des gens qui n'ont pas un euro pour s'habiller à la fin du mois», souligne Alain Revello, journaliste au Var Matin.

Les deux grandes formations politiques, l'UMP et le Parti socialiste, n'ont pas su améliorer leur sort. «Les gens rejettent la droite libérale, et ils rejettent François Hollande. Ils n'ont plus de repères», note le journaliste.

«Les électeurs ont voulu envoyer un message au pouvoir», dit Stéphane, l'artisan.

Et le premier porteur de ce message, c'est le Front national.

Une ville morte

Exception faite de la place Caramy, avec sa fontaine, ses platanes et ses cafés, Brignoles est une bourgade négligée, sans charme particulier. Les façades qui longent les ruelles de son quartier médiéval sont décrépites. Le programme de réfection lancé par la mairie n'a pas encore porté fruit. «Peut-être n'y avons-nous pas consacré assez d'argent», soupire la première adjointe du maire, Sylvie Massimi.

Au centre-ville, une vitrine sur trois est placardée. «Les nouveaux commerces ferment leurs portes au bout de six mois», dit Andréa, vendeuse dans une boutique de vêtements usagés.

La jeune femme est assez représentative de la situation économique locale. Ici, les emplois ne manquent pas. Mais ils sont précaires et mal payés.

Andréa a un contrat de six mois, pour 26 heures hebdomadaires payées au salaire minimum. «Je gagne 850 euros par mois, comment voulez-vous que je vive avec ça?»

«Depuis 40 ans, la France est en crise, nous proposons des solutions alternatives», dit Laurent Lopez, embrayant sur le thème de la pauvreté devant une immense affiche de Marine Le Pen, sous le slogan: Une autre voix.

Mais cette autre voix ne parle pas que d'économie. Laurent Lopez affirme être animé par les valeurs de son grand-père. Lesquelles? Respect du drapeau et de l'hymne national.

Mais son grand cheval de bataille, ça reste le climat d'insécurité dont il attribue la responsabilité «à une population étrangère qui a du mal à s'intégrer».

«L'immigration change le pays, ça commence à ressembler à une submersion», dénonce-t-il.

Maintenant qu'il est conseiller général du canton, il compte travailler à une meilleure intégration de ces «immigrants de troisième génération», petits-enfants des travailleurs des mines de bauxite, fermées depuis les années 90. Comment? «En empêchant ces jeunes de faire des bêtises.» Autrement dit, en renforçant la sécurité.

Ce discours qui mêle immigration et insécurité trouve écho dans les cafés de la place Caramy. «Les gens âgés ont peur de sortir de chez eux, certains jours on se croirait à Alger», déplore Patrick, un éleveur de poulets.

«Ca fait 20 ans qu'on nous fait peur avec les étrangers, le fond du problème n'est pas là, c'est l'économie», rétorque un autre client.

N'empêche: démobilisation politique, crise économique et sentiment d'insécurité ont tous contribué à la victoire du FN à la petite échelle de Brignoles. Reste à savoir si la recette fonctionnera ailleurs. Prochaine étape: les municipales de 2014. Laurent Lopez briguera alors la mairie de sa ville.

PHOTO ANNE-CHRISTINE POUJOULAT, AFP

Laurent Lopez a remporté les élections cantonales avec 40,4 % des voix, il y a deux semaines à Brignoles, en Provence.

«Il se passe quelque chose»

Les médias français ont sauté trop vite aux conclusions en traitant l'élection d'un délégué de canton comme le signe avant-coureur d'un phénomène national, avertit l'historien Nicolas Lebourg.

Avec deux députés à l'Assemblée nationale, le Front national (FN) n'est pas le premier parti de France, nuance-t-il. Mais ce spécialiste des mouvements d'extrême droite n'en constate pas moins qu'il «se passe quelque chose.» Et que le Front national a le vent dans les voiles. Ne serait-ce que parce qu'il récolte de plus en plus de voix chez les socialistes «défroqués.»

«Aujourd'hui, plusieurs électeurs de gauche ont l'impression que l'alternance politique ne sert plus à rien, qu'à droite comme à gauche on continue la politique de Bruxelles», constate Nicolas Lebourg.

«Il y a une hausse continue du potentiel électoral du Front national», renchérit François Kraus, de la maison de sondages IFOP. 

Selon lui, ce parti fait des gains «chez tous les perdants de la mondialisation.» Le Front national a longtemps été le refuge de jeunes ouvriers, peu instruits. C'est en train de changer. Entre autres parce que l'Union européenne, qui était autrefois perçue comme une protection contre le libéralisme à l'américaine, est aujourd'hui vue comme une menace.

Avec la crise, de plus en plus de Français des deux côtés du spectre politique craignent aussi d'être les suivants à passer à la moulinette des politiques d'austérité, note Nicolas Lebourg. Et ils voient le Front national comme une bouée de sauvetage.

Parallèlement, il y a ceux qui votent FN en espérant qu'il ne gagnera pas, mais qu'ils influenceront ainsi les politiques des partis dominants. «C'est un peu comme du lobbying.»

Résultat: selon un sondage, 11 % des électeurs de François Hollande pourraient aujourd'hui voter pour le FN. C'est du jamais vu.

Du coup, le FN devient de plus en plus susceptible de se classer au deuxième tour d'élections diverses. Succès qui découle de l'entreprise de «dédiabolisation» menée par Marine Le Pen. «Le Front national est un parti légal, je ne comprends pas pourquoi on le stigmatise», s'étonne un client dans un café de Brignoles.

Pour poursuivre ce travail de dédiabolisation, la leader du FN a récemment menacé d'intenter des procès à ceux qui lui accolent l'étiquette d'extrême droite. 

«Nous avons dépassé les clivages gauche-droite», renchérit le nouveau conseiller général de Brignoles, Laurent Lopez, qui va jusqu'à se positionner comme un «vrai socialiste, tels ceux qui défendaient les conditions des ouvriers dans les mines au début du XXe siècle», par opposition aux socialistes «bobos» d'aujourd'hui.

Sous Marine Le Pen, le FN a rompu avec un discours libertaire et défend désormais les protections sociales. Mais cela n'en fait pas un parti de gauche pour autant, soulignent les experts.

Selon un texte cosigné par cinq d'entre eux, dont Nicolas Lebourg, le terme «extrême droite» réfère à un courant idéologique qui valorise le «nous», «cultive l'utopie d'une société fermée», combat une société qui leur paraît décadente et carbure sur la peur de l'Autre. Des caractéristiques qui se retrouvent toutes au Front national.