Moteur économique mondial, l'Allemagne affiche un des taux de chômage les plus faibles de la planète: moins de 6 %. Mais cette performance a un prix. Et ce sont des millions de travailleurs gagnant des salaires de crève-faim qui passent à la caisse. Voici le deuxième volet de notre série de reportages sur l'Allemagne, qui élira son prochain gouvernement dimanche.

Quand elle a appris qu'un taux horaire minimal de 9 $ s'appliquerait bientôt à son secteur, celui de la coiffure, Luise Kersten a envoyé un message exalté à ses 10 copines de promotion. Du jour au lendemain, leurs salaires allaient presque doubler.

Mais huit de ses amies lui ont répondu qu'il n'y avait pas de quoi sauter de joie. Leurs patrons respectifs les menaçaient de congédiement, sous prétexte de manque d'argent.

Comme des millions d'autres petits salariés allemands, Luisa Kersten a longtemps surnagé avec un salaire mensuel de 775 $, malgré ses semaines de 40 heures.

C'est qu'en Allemagne, pays de quasi-plein emploi, il n'existe aucun salaire minimum universel. Les conditions de travail sont négociées à la pièce, métier par métier. Avant le 1er août, jour où le nouveau décret est entré en vigueur, la plupart des coiffeurs gagnaient moins de 5 $ l'heure. Tant que Luisa vivait avec son copain, ça allait. Mais après leur séparation, elle a sombré dans les dettes, au point de devoir lancer un appel au secours à sa famille pour se remettre à flot.

«L'Allemagne est le pays le plus riche de l'Europe, l'absence de salaire minimum est un scandale», dénonce Renate Stark, de l'organisme Caritas, à Berlin. Chaque année, cette ONG vient en aide à un millier d'Allemands incapables de joindre les deux bouts. Parmi eux, beaucoup de chômeurs. Mais aussi, de plus en plus de travailleurs sous-payés.

En 2005, le gouvernement socio-démocrate de Gerhard Schröder a adopté une série de réformes libéralisant le marché de l'emploi, et favorisant la multiplication des «mini-jobs», mal payés et exempts de charges sociales.

Objectif: faciliter l'embauche, peu importe les conditions, et quitte à ce que l'État comble les revenus de ceux qui se retrouvent en deçà d'un seuil minimal. Luisa Kersten, par exemple, recevait un supplément de 400 $ par mois. Tout compte fait, elle disposait d'à peine 1100 $ par mois pour vivre.

L'Allemagne compte plus de 7 millions de ces employés sous-payés, dont plusieurs n'osent pas faire appel à ce supplément. «Ils ont trop honte», dit Renate Stark.

Sa clientèle compte un employé d'entrepôt payé 4,25 $ l'heure, une journaliste web gagnant 850 $ par mois, des dizaines de livreurs de pizza et d'employés de bureau incapables de payer les sorties scolaires ou les cahiers de leurs enfants.

Un site web consacré à ces «mini-jobs» affiche des emplois de bureau ou d'aide à domicile à 450 euros par mois - le maximum admissible pour éviter les charges sociales.

«Ces réformes ont donné des emplois à des gens qui n'en auraient pas eu autrement», reconnaît l'économiste Gustav Horn.

Mais les conditions de travail ont piqué du nez. Des employés permanents ont été remplacés par des intérimaires, les salaires ont fondu. «L'Allemagne a connu la plus forte croissance des inégalités de tous les pays de l'OCDE», souligne l'économiste Fritz Scharpf.

Et le pire est à venir, avertit Gustav Horn, qui appréhende le jour où ces millions de "mini-salariés" arriveront à l'âge de la retraite.

Erreur

C'est le Parti social-démocrate (SPD) qui a libéralisé le marché de l'emploi, et c'était une erreur, reconnaît Cansel Kiziltepe, candidate du SPD dans le quartier berlinois de Kreutzberg.

«Aujourd'hui, nous en payons le prix politique», dit cette économiste de 38 ans, qui travaille pour Volkswagen.

Née en Allemagne de parents turcs, Cansel Kiziltepe constate que les"mini-jobs" sévissent surtout chez les femmes et les immigrants. À ses yeux, cette précarisation n'est qu'une façon de camoufler le chômage. «Le nombre total d'heures travaillées n'a pas changé. Plus de gens travaillent, aujourd'hui, mais ils gagnent moins.»

«Aucun autre pays n'a ce genre de mini-jobs», dénonce la candidate du SPD, qui prône l'établissement d'un salaire minimal de 11,70 $ l'heure.

Mais le cas échéant, le taux de chômage ne risque-t-il pas de s'emballer? Des employés précaires ne vont-ils pas perdre leur boulot, comme les copines de Luisa Kersten?

Pas du tout, assure Gustav Horn. «Le salaire minimum n'entraînera pas une hausse de chômage, mais une redistribution des profits.» Traduction: les commerçants s'organiseront pour refiler la facture aux consommateurs.