Après sept années passées en poste aux États-Unis, notre correspondant Nicolas Bérubé rentre à Montréal. L'Amérique qu'il a découverte au fil du quotidien ne se résume pas en une phrase-choc, écrit-il. Une chose est claire: les États-Unis sont loin d'avoir dit leur dernier mot.

Denys Arcand a frappé dans le mille avec son film de 1986, Le déclin de l'empire américain. Depuis, le titre du film a pris une vie qui lui est propre, et est devenu une proposition largement acceptée. Qui ne lève pas les yeux au ciel devant les ratés des Américains, qui passent d'une crise immobilière à une crise financière à une crise politique? Regarder les États-Unis essayer de résoudre un problème est comme regarder un ivrogne tirer sur une cannette vide avec une carabine. Ça fait beaucoup de bruit, mais ça donne peu de résultats.

Quand j'ai déménagé en Californie, en 2006, les États-Unis étaient horrifiés par la guerre en Irak et jubilaient de voir l'immobilier atteindre des sommets jamais vus... sans se douter qu'ils étaient à 24 mois d'une des pires crises économiques de leur histoire.

Aujourd'hui, après sept années difficiles, le déclin de l'empire américain semble plus tangible que jamais.

Mais cette idée tient-elle la route?

À lire les journaux, on le croirait bien. Rares sont les semaines où une nouvelle effrayante sur les États-Unis ne nous donne pas envie d'arrêter de lire et de tourner la page. J'ai une part de responsabilité là-dedans: ce ne sont pas les 99 avions qui atterrissent qui intéressent les journalistes, mais le centième - celui qui n'atterrit pas.

Or, au fil des années, j'ai pu découvrir une Amérique qui ne fait pas les manchettes. Une Amérique qui se porte bien mieux qu'on pourrait le croire, et qui a un avenir enviable.

Des exemples?

Les États-Unis, c'est bien connu, ne fabriquent plus rien et ne survivent que parce qu'ils importent des produits bon marché fabriqués en Chine. Ce cliché accepté par tous masque une réalité bien différente: à peine 2,7 % de l'argent dépensé aux États-Unis sert à acheter des produits faits en Chine, selon la Réserve fédérale américaine.

Près de 89 % de l'argent dépensé aux États-Unis va à des services et biens faits au pays: la construction, le logement, l'éducation, les soins de santé et la nourriture (les États-Unis produisent 93 % de leur nourriture).

Loin de péricliter, la production manufacturière américaine atteint des sommets. Vous avez bien lu: les États-Unis fabriquent comme jamais dans leur histoire. Il y a 25 ans, le secteur manufacturier américain avait un chiffre d'affaires annuel de 2000 milliards. Cette année, en dollars constants, plus de 3500 milliards en produits manufacturiers sortiront des usines aux États-Unis.

Quand on parle du déclin du secteur manufacturier, on fait, avec justesse, référence aux emplois. En 1986, il y avait 17 millions d'emplois dans le secteur manufacturier aux États-Unis, selon le Bureau des statistiques du travail. Aujourd'hui, le secteur emploie 11 millions de personnes.

«Ces emplois ne reviendront pas, a dit Barack Obama durant la dernière campagne électorale. C'est pour cela qu'il faut investir dans la formation, pour avoir les travailleurs de l'économie de demain.»

Plus instruits que jamais

Parlant de formation, qui sait que les Américains n'ont jamais été aussi instruits? En 2012, 33 % des 25-29 ans étaient titulaires d'un baccalauréat, un record. Au début des années 70, moins de 20 % de cette cohorte avait un diplôme universitaire.

Puis, comment parler de déclin quand les jeunes adultes de la planète font la queue pour venir étudier chez vous? Qu'ils choisissent les États-Unis n'est pas étonnant: 14 des 20 meilleures universités du monde s'y trouvent. Le nombre d'étudiants étrangers qui fréquentent les universités américaines grimpe chaque année depuis 40 ans, à l'exception des trois années qui ont suivi les attaques du 11-Septembre.

Le pays accepte et intègre les étrangers plus vite que bien d'autres. J'ai été accepté dès le premier jour, malgré mon accent et mon nom étrange. Les Américains ne sont pas le peuple le plus ouvert sur le monde qui soit. Mais quand le monde vient chez eux, il fait vite partie de la famille.

D'ailleurs, l'image de l'Américain blanc est de moins en moins d'actualité: depuis l'an dernier, plus de 50 % des nouveau-nés américains font partie d'une minorité visible, et plus de 60 millions d'Américains parlent une langue autre que l'anglais à la maison, du jamais vu. Les tensions raciales existent toujours, bien sûr, mais le pays a jusqu'ici largement réussi à éviter la politique qui carbure à la xénophobie et la polarisation que l'on retrouve dans les banlieues des grandes villes d'Europe.

Moins dangereux qu'on l'imagine

Et la violence? Il ne fait aucun doute que, comparés aux autres pays industrialisés, les États-Unis sont extrêmement violents. J'ai couvert l'attaque contre Gabrielle Giffords à Tucson, en Arizona, et la tuerie d'Aurora, près de Denver, où un tireur a tué 12 personnes dans une salle de cinéma. J'ai pu traverser d'un bout à l'autre l'école secondaire Columbine, à Littleton, au Colorado, où deux jeunes tueurs ont abattu 12 personnes le 20 avril 1999.

Les tueries semblent survenir chaque mois aux États-Unis, et provoquent des torts irréparables.

Mais qui sait que les Américains sont plus en sécurité aujourd'hui qu'à n'importe quel moment depuis un siècle?

En 1980, on comptait plus de 9 homicides par 100 000 habitants. Aujourd'hui, la moyenne est de 3,2 par 100 000 habitants, une diminution de plus de 60 %.

«Je suis très optimiste pour l'avenir de notre pays, a dit l'an dernier l'investisseur milliardaire Warren Buffett. Notre pays n'est pas parfait. Mais notre pays fonctionne.»

Qu'en pensent les Américains? Pour tout dire, ils sont moins optimistes que Warren Buffett. Discutez de l'avenir des États-Unis avec n'importe quel Américain et vous verrez des mines s'assombrir. «Le pays va de plus en plus ressembler à Detroit, m'a confié un ami architecte, un soir. C'est la Chine qui va prendre le dessus.»

Au moment où j'écris ces lignes, 56 % des Américains croient que le pays est sur la mauvaise voie. Mais le pessimisme n'est pas nouveau: en 1991, 68 % des Américains estimaient que le pays était en déclin... tout juste à l'aube de l'une des décennies les plus fructueuses en création d'emplois de l'histoire de la première économie mondiale.

Pas un eldorado

Si je balance ces statistiques, ce n'est pas parce que j'ai décidé que les États-Unis sont un eldorado.

Durant mes années passées ici, j'ai pu voir la détresse comme on la voit rarement en Occident. J'ai interviewé une mère qui dormait dans sa voiture avec son chien. Un père qui avait une hypothèque de plus de 1 million à payer, et 700 $ dans son compte en banque. J'ai parlé à un vétéran de la guerre d'Irak qui vendait des cannettes vides pour mettre de l'essence dans son camion. À des immigrants venus trouver une vie meilleure, et qui ont finalement quitté les États-Unis, faute de travail.

La pire récession à survenir depuis les années 30 a laissé des marques profondes. Et le pays a de problèmes graves. La dette nationale américaine n'est proportionnellement pas la plus élevée des pays industrialisés, mais elle donne le vertige. La polarisation du débat politique paralyse Washington, et semble assurer que les problèmes actuels ne soient jamais réglés.

Or, les années passées aux États-Unis m'ont fait réaliser une chose: le pays de 314 millions de personnes ne se réduit pas à une ligne narrative satisfaisante.

La planète a parfois tendance à voir les États-Unis comme un parc d'attractions: un endroit extrême, haut en couleur, qui vous émerveille et vous fait peur, qui vous fait vous sentir heureux et soulagés de retourner sur le plancher des vaches.

Tout le monde a de la facilité à nommer les aspects de la culture américaine qu'il ou elle abhorre. La surconsommation, les films aux idées faciles, la télé omniprésente, la nourriture produite à la chaîne...

Cela dit, peu de gens réalisent que plusieurs des meilleurs aspects de la culture mondiale actuelle sont apparus - ou ont pris leur essor - aux États-Unis.

Je pense au phénomène des aliments biologiques, aux voitures hybrides et électriques, aux médecines douces, à l'architecture verte, à la renaissance des transports en commun, sans parler de l'internet, des tablettes numériques, des téléphones intelligents, des médias sociaux...

Tout bouge

Les États-Unis bougent plus vite que n'importe quelle autre puissance économique. Google est passée d'un projet universitaire à une multinationale de plus de 40 000 employés en moins de 10 ans. Pour le meilleur ou pour le pire, le statu quo n'existe pas aux États-Unis.

Pour un pays dont le nom est synonyme d'individualisme, l'entraide est étonnamment présente. En 2011, les Américains ont donné 298 milliards aux organismes de charité, soit 3 milliards de plus que ce qu'ils avaient donné en 2007, avant la crise financière.

Je ne dis pas qu'il faille cesser de s'intéresser aux problèmes de l'Amérique. Je dis que, pour espérer comprendre l'Amérique, il faut d'abord avoir un portrait juste de l'Amérique. Mettre de côté les idées reçues, les préjugés.

C'est une tâche bien plus difficile qu'on ne le croit.

Aussi, j'ai souvent l'impression qu'on prend plaisir à critiquer les mauvais traits des Américains pour éviter d'avoir à chercher - et trouver - plusieurs de ces mêmes traits chez nous.

Au moment où j'écris ces lignes, les Canadiens ont des dettes de consommation par personne qui frôlent les sommets atteints par les Américains avant la crise économique, en 2006, au moment où je suis débarqué à L.A. avec mes valises.

Comme l'a un jour écrit George Orwell: «Il faut un effort constant pour voir ce qui se trouve tout juste au bout de notre nez.»