Depuis le début de l'année, 63 cadavres d'immigrants clandestins ont été retrouvés près de la frontière américano-mexicaine, dans le désert du sud de l'Arizona - et la saison des chaleurs mortelles ne fait que commencer. Une situation tragique, alors que le rebond de l'économie américaine attire de nouveau les immigrants - légaux et illégaux, rapporte notre correspondant.

L'immigrant non identifié repose dans un sac de plastique blanc posé sur une plaque d'acier inoxydable. Il porte le numéro 13-0639, écrit au marqueur noir sur une étiquette de carton orange fluo attachée avec une ficelle.

On ne sait pas s'il s'agit de la dépouille d'un homme ou d'une femme. On sait qu'elle a été retrouvée en mars, dans le désert au sud de Tucson, l'un des endroits les plus arides du globe.

«C'est ici qu'ils aboutissent, explique le médecin légiste en chef du comté de Pima, Gregory Hess, qui tient l'étiquette orange entre le pouce et l'index. Quelqu'un les trouve et compose le 9-1-1. C'est nous qui les recevons.»

L'arrivée de l'été marque le début de la saison mortelle dans le sud de l'Arizona, le point de contact avec le Mexique le plus fréquenté par les immigrants clandestins.

Les immigrants qui traversent le désert ont trois destins possibles. Ou ils réussissent et disparaissent. Ou ils échouent et sont détenus. Ou ils échouent et finissent sur la table du Dr Gregory Hess.

Ils sont de 150 à 200 à être entreposés chaque année dans les chambres froides du médecin légiste.

«Depuis deux semaines, les grandes chaleurs sont arrivées, et nous en avons reçu 10, dont 6 dans la journée de mardi, dit-il. Et ça ne fait que commencer, l'été est notre saison la plus occupée. En juillet 2010, nous avons reçu 55 cadavres.»

Hausse des interpellations

Les entrées légales du Mexique vers les États-Unis sont en hausse. En 2012, les entrées de piétons ont grimpé de 703 094 par rapport à 2011.

Cette année, les interpellations le long de la frontière sont aussi en hausse: 192 298 personnes ont été détenues durant les trois premiers mois de 2013, contre 170 223 durant la même période l'an dernier.

Les immigrants clandestins semblent prendre davantage de risques et passent la frontière dans des endroits de plus en plus reculés.

Dans les années 90, on trouvait rarement des dépouilles d'immigrants dans le désert du sud de l'Arizona. En 2000, 40 cadavres ont été retrouvés, puis 75 l'année suivante et 147 l'année d'après. En 2005, 240 cadavres ont été amenés aux bureaux du médecin légiste. Le réfrigérateur géant où ils sont entreposés ne suffisait plus.

Le Dr Hess ouvre une porte qui mène dans la cour de ses bureaux, puis marche jusqu'à un bâtiment d'acier. Il pousse l'une des grandes portes coulissantes. À l'intérieur, des unités de stockage sont vides.

«C'est notre plus récent réfrigérateur. Il contient 145 places. Nous l'utilisons seulement durant l'été. S'il se remplit, nous avons aussi un camion réfrigéré qui peut être mis en service rapidement.»

Retrouvés par des agents frontaliers, des habitants locaux ou des randonneurs, les cadavres n'ont souvent rien d'autre que des vêtements. Certains avaient des cartes d'identité, mais le médecin légiste ne peut s'y fier: les cartes sont souvent fausses, utilisées pour déjouer les agents en cas d'arrestation. Jusqu'ici, en 2013, 63 corps ont été retrouvés.

«Chaque corps raconte une histoire, explique le Dr Hess. Le problème que nous avons avec les immigrants clandestins, c'est qu'ils font tout pour la cacher.»

L'équipe du médecin légiste, composée de 32 personnes, tente d'identifier les corps en utilisant différentes techniques: l'examen de l'ADN, des marques corporelles comme des tatouages, des cicatrices, ou encore l'analyse des dents.

Pour détendre l'atmosphère le Dr Hess garde une figurine bubblehead du personnage principal de la télésérie Dexter dans son bureau.

Lers résultats sont ajoutés à la banque de données NamUs, un réseau mis sur pied en 2007 pour permettre aux proches des personnes disparues de faire des recherches en ligne.

Depuis trois semaines, les informations sont aussi compilées par un logiciel et diffusées sur une carte interactive par Humane Borders, une organisation de Tucson. Les gens peuvent consulter la carte pour tenter d'identifier un proche qui serait mort dans le désert. La plus jeune victime identifiée était âgée de 13 ans.

Juanita Molina, directrice exécutive de Humane Borders, note que bien des facteurs poussent les gens à entreprendre la traversée, même dans les mois les plus chauds, où les températures dépassent les 50 degrés à l'ombre.

«Les gens viennent de plus en plus du Guatemala ou du Honduras, où la situation est catastrophique, dit-elle en entrevue téléphonique. Ils doivent faire vite, car ils veulent envoyer de l'argent à leur famille. Et beaucoup sont des hommes en bonne forme physique, dans la trentaine ou la quarantaine. Ils ont confiance en leurs habiletés.»

Humane Borders a placé d'immenses bidons d'eau bleus dans le désert, pour venir en aide aux immigrants. Même pour une personne déterminée, le désert est un piège, dit Mme Molina.

«Une blessure aussi banale qu'une foulure à la cheville peut être mortelle. Ou bien les gens rationnent leur nourriture, et par temps chaud, deviennent malades et ne sont plus capables d'avancer. Des gens qui étaient en bonne santé peuvent mourir en 48 heures dans le désert, voire moins.»

Sur la carte Google du sud de l'Arizona maintenue à jour par Humane Borders, chaque mort est représenté par un point rouge. On peut voir où le corps a été retrouvé, et à quelle date. Les coordonnées GPS sont fournies, de même que le sexe de la victime et la cause du décès, lorsque ces informations sont connues.

Les données remontent jusqu'à 2001. Lorsqu'on les affiche toutes à l'écran, le désert disparaît, enseveli sous un océan de points rouges.

Cause du décès

Des 2100 cadavres qui sont passés par les bureaux du médecin légiste du comté de Pima depuis 2001, 65% ont été identifiés.

«Souvent, nous sommes incapables de déterminer la cause du décès, car nous n'avons qu'un squelette, dit le Dr Hess. En collectant l'ADN, nous espérons qu'un jour des proches pourront établir un lien avec leur propre ADN.»

Une fois examinées et répertoriées, les dépouilles non réclamées sont mises en terre dans le coin nord-ouest du cimetière du comté de Pima, en banlieue de Tucson.

Cette semaine, il faisait plus de 34 degrés à l'ombre au cimetière, et le sol sec et craquelé rappelait celui du désert qui entoure la ville.

S'il n'est pas récupéré, le cadavre non identifié numéro 13-0639 sera bientôt réduit en cendres. Elles seront mises dans une boîte qui sera enterrée ici.

«Vous n'êtes plus des nôtres, mais vous n'êtes pas oubliés», dit une plaque de métal plantée dans le sol du cimetière. Une main anonyme a déposé un bouquet de fleurs en soie et un chapelet.

Au loin, dans la chaleur, des travailleurs s'affairent à creuser une nouvelle tombe, et s'occupent des arbres.

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LA FRONTIÈRE... EN CHIFFRES

8041 à 24 481

En 2008, les agents frontaliers ont appréhendé 8041 personnes mineures non accompagnées qui tentaient de franchir la frontière américano-mexicaine, à un point d'entrée ou dans le désert. En 2012, ce nombre est passé à 24 481. Les mineurs reçoivent souvent l'asile, un visa spécial ou une carte verte.

11,1 millions

Plus de 11,1 millions de sans-papiers se trouvent actuellement en sol américain, selon le Centre de recherche Pew. C'est près d'un million de moins qu'en 2007, une tendance attribuée à un plus grand contrôle de la part des autorités américaines et à la période économique difficile des dernières années. Le vieillissement de la population mexicaine réduit aussi le bassin de personnes susceptibles d'émigrer vers les États-Unis.

11,8 milliards

Les 10 dernières années ont vu la surveillance se resserrer à la frontière américano-mexicaine. En 2004, 28 100 employés fédéraux travaillaient le long de la frontière, et disposaient d'un budget de 5,9 milliards. Au début de 2012, ils étaient 41 400 employés, avec un budget de 11,8 milliards.

Moins de 50%

Un rapport publié ce mois-ci par le Council on Foreign Relations montre «qu'entre 40 et 55%» des immigrants clandestins qui entrent aux États-Unis en provenance du Mexique sont appréhendés.

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Vivre dans la peur de l'expulsion

Un policier qui interpelle un conducteur n'ayant pas utilisé son clignotant ou un citoyen traversant la rue au mauvais endroit a un pouvoir spécial en Arizona: celui de demander à connaître son statut de résident.

Appliquée depuis bientôt trois ans, la loi controversée SB 1070, proposée et adoptée par les républicains d'Arizona, donne des pouvoirs extraordinaires aux policiers et est décriée par les Latinos-Américains de l'État.

«Depuis la mise en application de la loi, les gens qui étaient dans l'ombre sont dans l'obscurité totale, explique Sal Baldenegro, éducateur et organisateur communautaire à Tucson, qui milite contre la loi. Et ça n'affecte pas seulement les gens qui n'ont pas leurs papiers: ça affecte tous les Latinos.»

Les policiers et les agents frontaliers qui patrouillent le sud de l'Arizona, dit-il, utilisent la loi SB 1070 pour stopper qui ils veulent.

«Dans les points de contrôle sur l'autoroute, mes amis blancs se font dire de continuer, mais mes amis latinos se font dire d'arrêter pour une «inspection secondaire». Les agents frontaliers font venir les chiens, et fouillent l'auto. Si vous protestez, ils peuvent vous faire asseoir sur le côté de la route, sans vous arrêter officiellement. Un ami est déjà resté assis pendant deux heures. Ils l'ont laissé partir quand il a dit que son avocat était en route.»

Les immigrants dont les papiers ne sont pas en règle sont les plus touchés par la nouvelle loi. «S'ils sont victimes d'un crime, ils n'iront pas porter plainte à la police, car ils craignent d'être expulsés.»

La loi a fouetté le militantisme des Hispaniques progressistes. En 2011, le sénateur républicain et président du sénat d'Arizona, Russell Pearce, principal auteur de la loi SB 1070, est devenu le premier élu de l'histoire de l'État à perdre son poste dans une élection de rappel, une «victoire incroyable», dit M. Baldenegro.

Aujourd'hui, les républicains d'Arizona semblent plus ouverts aux compromis. La gouverneure de l'État, Jan Brewer, milite en faveur d'une expansion du programme fédéral Medicare dans l'État, une politique condamnée par le Tea Party, dont vont notamment bénéficier les Latinos en Arizona.

Les Hispaniques forment aujourd'hui 30% de la population de l'État et devraient devenir majoritaires dans les prochaines décennies, notamment en raison d'un taux de fertilité plus élevé.

«Je pense que des républicains commencent à réaliser qu'ils vont avoir besoin du vote des Latinos dans les prochaines années, dit M. Baldenegro. Les Latinos n'ont pas toujours voté, mais nous travaillons à les inscrire sur la liste électorale. Ça a déjà commencé à changer le visage de l'État.»