Pour la première fois depuis 1998, les raffineries du Québec pourraient bientôt recevoir du pétrole de l'Ouest. Dès l'an prochain, la société canadienne Enbridge veut avoir terminé son projet de renversement de la ligne 9B, entre North Westover, en Ontario, et Montréal. Le projet est étudié par l'Office national de l'énergie, qui siégera au début du mois d'octobre à Montréal. Mais les nombreux déversements sur les pipelines d'Enbridge suscitent l'inquiétude. D'autant plus que la ligne 9B accuse son âge.

Fin juillet 2010. Depuis trois mois, on entend beaucoup parler de la marée noire qui a envahi le golfe du Mexique après l'explosion de la plateforme Deepwater Horizon.

Dans la petite ville de Marshall, au Michigan, rien ne laisse présager qu'un grave déversement de pétrole est sur le point de se produire.

La ligne 6B de la société Enbridge, construite en 1969, traverse la localité de 7400 habitants, mais très rares sont ceux qui le savent. Même les autorités et les services d'urgence sont mal informés et mal préparés à ce qui va se produire.

Les premiers signes de la catastrophe sont d'ailleurs mal interprétés.

Vers 21h30, le dimanche 25 juillet, des résidants appellent le 911 pour signaler une très forte odeur de gaz ou de pétrole. Des pompiers et un technicien de la société gazière se déplacent pour enquêter, mais ne parviennent pas à trouver la source de l'odeur. Ils rentrent bredouilles.

Trois heures plus tôt, dans le centre de contrôle d'Enbridge situé à Edmonton, à 3000 km de là, un signal d'alarme avait retenti, signalant une perte totale de pression dans la ligne 6B, près de Marshall.

L'alarme a été ignorée. Pire: le pipeline a été remis sous pression deux fois dans les 17 heures suivantes, ce qui a aggravé de manière considérable le désastre en cours.

Dans les jours qui suivent, le déversement pollue la rivière Kalamazoo, source d'eau potable, sur plus de 50 km. Environ 3,2 millions de litres de pétrole ont été déversés.

Trois ans plus tard, le nettoyage n'est pas terminé et ses coûts excèdent 1 milliard. Le fait que le pétrole déversé était en fait du bitume dilué en provenance des sables bitumineux de l'Alberta a compliqué la tâche du nettoyage.

«Déviance procédurale»

Plus de 80% du pétrole déversé par Enbridge en juillet 2010 à Marshall, au Michigan, est dû à de mauvaises décisions du centre de contrôle.

Il régnait dans cet endroit névralgique une «tolérance pour la déviance procédurale».

C'est ce qui ressort d'une enquête retentissante du National Transportation Safety Board (NTSB), l'agence qui enquête sur tous les accidents de transport aux États-Unis.

«Même si Enbridge avait une procédure qui exigeait la fermeture du pipeline après 10 minutes d'incertitude sur son statut, le personnel du centre de contrôle d'Enbridge avait développé une culture qui acceptait de ne pas respecter cette procédure», affirme le NTSB dans son rapport de juillet 2012.

Plusieurs éléments réunis par La Presse dans ce dossier proviennent des documents relatifs à cette enquête du NTSB. D'autres détails sont tirés d'un reportage d'Inside Climate News, un site web spécialisé qui a gagné cette année le prix Pulitzer de journalisme national avec son dossier sur le déversement de Marshall.

Depuis la catastrophe de Marshall, Enbridge a construit un tout nouveau centre de contrôle, a modifié ses processus et a embauché plus de personnel. La Presse a voulu visiter ce nouveau centre, ce qu'Enbridge a refusé.

La Presse a également interviewé Walter Kresic, grand responsable de la sécurité des pipelines chez Enbridge. Il a été nommé à ce poste en décembre 2010, dans la foulée du désastre de Marshall.

«Le choc a été massif pour nous, dit-il. C'est la plus importante défaillance que nous ayons jamais eue et on ne se sort pas d'un tel événement sans en être profondément touché.»

Enbridge, entreprise contestée

Trois ans après le déversement de Marshall, les projets d'expansion du réseau d'Enbridge, cruciaux pour l'industrie des sables bitumineux, sont contestés.

Le projet de renversement de la ligne 9B, entre Sarnia et Montréal, inquiète les écologistes et plusieurs municipalités de la région métropolitaine.

Cependant, la communauté d'affaires montréalaise l'appuie unanimement. Il est nécessaire, dit-on, afin d'assurer la prospérité des deux raffineries du Québec, à Montréal-Est et à Lévis, et de tout le secteur pétrochimique qui en dépend.

La ligne 6B au Michigan et la ligne 9B en Ontario et au Québec sont très semblables. Les deux datent d'environ 40 ans. Elles sont construites de la même façon: un tuyau d'acier de 30 po de diamètre enrobé d'un ruban de polypropylène.

Après le déversement de Marshall, Enbridge a décidé de remplacer la ligne 6B par un nouveau oléoduc plus gros. Présentant des centaines de défauts, la ligne 6B était devenue trop coûteuse à réparer, en plus d'avoir une capacité insuffisante. Son remplacement coûtera 1,6 milliard pour 330 km.

En revanche, l'entreprise procède à la réfection de la ligne 9B, au coût de 110 millions sur quelque 600 km. Que penser de cette décision?

«Chaque pipeline a son histoire, répond M. Kresic. Au-delà de l'année de construction et des matériaux utilisés, il faut tenir compte de la façon dont il a été exploité, des cycles de pression auxquels il a été soumis et des conditions environnementales. Il faut regarder le type de sol et son impact sur l'enrobage de polyéthylène, si le sol se draine bien ou pas. En fait, chaque section de pipeline a sa propre histoire.»

M. Kresic affirme qu'Enbridge est une pionnière dans les technologies d'inspection des pipelines. «On a utilisé cinq technologies différentes sur la ligne 9 afin de couvrir tous les risques possibles, dit-il. Nous en sommes maintenant à l'étape des enquêtes sur le terrain.»

Les technologies d'inspection ont beau être perfectionnées, elles sont loin d'être infaillibles et ne sont pas toujours bien utilisées.

Sur la ligne 6B, le défaut qui a fini par causer le déversement à Marshall avait été détecté en 2005, 2007 et 2009, selon des documents publics cités par Inside Climate News.

Le NTSB souligne de son côté que si Enbridge et ses spécialistes en inspection avaient correctement analysé les données, il y aurait eu une excavation dès 2005 pour corriger le défaut qui a provoqué la rupture et le déversement de Marshall.

Ce que conteste M. Kresic. «Nous ne savions pas, dit-il. On ne tire aucun bénéfice d'une telle défaillance, ajoute-t-il, sur un ton excédé. Aucun bénéfice du tout.»

Des doutes sur les méthodes d'analyse

Le grand patron de l'intégrité des pipelines chez Enbridge, Walter Kresic, porte tous les déversements des dernières années au compte des limites des technologies d'inspection. Et celles-ci se sont beaucoup améliorées, selon lui.

«Ces défaillances renvoient aux capacités des technologies de l'époque, dit-il. C'est l'aspect le plus significatif. Dans chacun de ces cas, aujourd'hui, nous aurions la capacité de détecter et de gérer ces défauts. Nous avons un degré de fiabilité inégalé. Nous ratissons plus large.»

Mais ces assurances d'Enbridge sont fortement contestées.

Au sujet du déversement de Kalamazoo, l'enquête américaine du NTSB a conclu que «la procédure de gestion de l'intégrité était déficiente, ce qui a permis à des défauts bien détectés sous forme de fissures dans des zones corrodées à se propager jusqu'à la rupture du pipeline».

Les méthodes d'analyse ont beau être issues des technologies médicales, comme se plaît à le souligner l'entreprise, elles sont loin d'être fiables, selon Richard B. Kuprewicz, expert américain qui doit témoigner devant l'Office national de l'énergie le mois prochain, pour le compte d'Équiterre.

M. Kuprewicz a 40 ans d'expérience dans le domaine des oléoducs. Sa spécialité: les audits avant achat. Quand une entreprise souhaite acheter un pipeline, elle fait appel à ses services afin d'en évaluer l'état.

«Enbridge assure que les technologies de détection font des pas de géant et qu'elles ratissent beaucoup plus large. Qu'en pensez-vous?», lui a demandé La Presse.

«Je serais inquiet», a-t-il répondu.

Selon cet expert, les risques qui ont causé les accidents de Kalamazoo et de Glenavon, en Saskatchewan, sont «omniprésents dans tout le système». Ce sont des fissures causées à la fois par le stress de l'exploitation du pipeline et par la corrosion.

«Ces fissures potentielles sont sensibles aux cycles de pression, dit-il. Si on introduit du pétrole lourd dans la ligne, les cycles de pression seront plus intenses.»

Un renversement sans conséquence?

Il existe aussi une controverse sur l'impact du renversement du flux du pipeline. Cela augmente-t-il le risque de rupture?

Selon Enbridge, ce n'est nullement le cas.

Pour M. Kuprewicz, la question se pose. «Certaines zones du pipeline sont soumises à des pressions nouvelles», dit-il.

Le renversement du flux est peut-être en cause dans la rupture de l'oléoduc Pegasus d'Exxon, en Arkansas, survenu cette année, selon ce qu'affirme le NTSB dans une ordonnance publiée en avril à la suite de ce déversement.

Même conclusion du côté canadien. En novembre 2005, deux ans avant le déversement de Glenavon, en Saskatchewan, Enbridge avait permuté le flux de pétrole dans la ligne qui s'est rompue. «Cette permutation a également provoqué des fluctuations de pression plus violentes qui, selon une analyse de la fatigue réalisée par Enbridge, réduiraient la durée de vie utile de la conduite», note le rapport du BST canadien.

Déversements majeurs d'Enbridge

Juillet 2010, Marshall, au Michigan

Le pipeline se romp sur une longueur de 2 m, le long d'une soudure horizontale. La soudure avait été exposée à l'eau à cause de la détérioration de l'enveloppe de polyéthylène.

Mars 1991, Grand-Rapids, au Minnesota

Déversement de 6,4 millions de litres. Enbridge adopte une nouvelle règle: si une perte de pression ne peut être expliquée après 10 minutes, on ferme l'oléoduc. Cette règle a été ignorée en 2010.

Juillet 2002, Cohasset, au Minnesota

Environ 1 million de litres sont répandus. L'événement a provoqué un audit d'Enbridge par les autorités américaines. Le pipeline datait de 1967.

Avril 2007, Glenavon, en Saskatchewan

Près de 800 000 litres de pétrole sont déversés après la rupture d'un oléoduc datant de 1968. Le Bureau de la sécurité des transports du Canada conclut que les méthodes d'analyse d'Enbridge sous-estiment la croissance des fissures. Comme à Marshall, la corrosion le long de la soudure horizontale d'un tuyau est à l'origine de la rupture.