L'immense centrale thermique de Boundary Dam, installée à côté d'une gigantesque mine de charbon, crache des millions de tonnes de gaz à effet de serre chaque année dans l'atmosphère depuis plus de 50 ans. Mais elle subit actuellement une transformation extrême qui, selon l'Agence internationale de l'énergie, représente un des plus grands espoirs de stabiliser le climat. Le projet est controversé, car il profite aussi à l'industrie pétrolière. Visite du chantier, moins d'un an avant son entrée en service.

Un immense camion à benne quitte la mine de charbon de la multinationale canadienne Sherritt, roule quelques kilomètres vers l'ouest et décharge 140 tonnes de lignite à côté de la centrale électrique Boundary Dam.

Ce manège doit être répété trois ou quatre fois par heure, 24 heures sur 24, 365 jours par année pour alimenter les générateurs au charbon de la centrale. Ce charbon repart en fumée par les cheminées, ce qui fait de Boundary Dam la 6e plus importante source de dioxyde de carbone au Canada.

Province de 1,1 million d'habitants en pleine expansion, la Saskatchewan est semblable à la majorité des pays du monde: elle produit la plus grande partie de son électricité avec le charbon. Boundary Dam est à elle seule aussi puissante que toutes les centrales hydroélectriques de la province réunies.

Pas question pour la Saskatchewan de se passer de ses ressources en charbon. Elle en a pour au moins 300 ans, dans un dépôt datant de 60 millions d'années.

Mais elle doit réduire ses émissions de gaz à effet de serre. Et la station de Boundary Dam en émet plus de 6 millions de tonnes par année.

«La moitié de notre électricité vient du charbon, affirme en entrevue Robert Watson, président de SaskPower, la société d'État qui exploite Boundary Dam. Nous voulons garder nos centrales et nous les voulons propres.»

Selon l'Agence internationale de l'énergie, le monde du charbon a les yeux tournés vers Estevan, cette ville du sud de la Saskatchewan qui a adopté le slogan de «ville énergétique».

En effet, c'est ici qu'on tentera pour la première fois de capter en quantités industrielles le gaz carbonique afin de l'injecter définitivement sous terre. Et possiblement de freiner le réchauffement climatique.

Le projet de 1,2 milliard de dollars est financé à hauteur de 240 millions par le gouvernement fédéral. Il doit être achevé dans moins d'un an. C'est le plus gros chantier de l'histoire de SaskPower.

Selon M. Watson, le projet découle de la nouvelle réglementation fédérale, qui force la fermeture des centrales au charbon de 50 ans et plus, à moins de les équiper d'unités de capture et séquestration de carbone. Cette technologie, connue sous l'acronyme anglais CCS, n'a jamais été déployée à cette échelle dans le monde.

L'unité de capture et séquestration de carbone en construction sera consacrée au générateur numéro trois de la centrale. Elle doit capter 90% du gaz carbonique de cette unité, mais seulement 20% du total de la centrale. Quatre autres générateurs demeurent tels quels, mais ils approchent de la fin de leur vie utile. D'autres unités de capture devront donc s'ajouter.

Un chantier sans précédent

Randy Bye travaille à Boundary Dam depuis 30 ans et pour lui, le projet de capture de carbone est une source de fierté. «Nous sommes une petite société d'électricité, mais nous prenons un leadership mondial», dit-il, alors qu'il reçoit La Presse dans son bureau.

Le projet attire des visiteurs du monde entier, mais les caméras sont interdites à l'intérieur de l'usine qui se dresse maintenant à côté de la vieille centrale. «Il faut protéger les secrets industriels», précise M. Bye, directeur de l'exploitation de la nouvelle installation.

La visite guidée commence dans un bâtiment gros comme un pâté de maisons qui abrite le compresseur. Des kilomètres de conduites et de câbles convergent vers un moteur géant qui nécessitera à lui seul 15 mégawatts de puissance. C'est assez de courant pour alimenter une petite ville.

Ici, le gaz carbonique (CO2) sera comprimé à 2500 psi, soit 170 fois la pression ambiante. Une fois comprimé, le CO2 prendra une forme liquide et entrera dans un pipeline afin d'être injecté dans un champ pétrolier, à 60 km plus à l'ouest.

Dans le bâtiment voisin, encore plus grand, d'immenses réservoirs permettront aux processus chimiques à base d'amines d'isoler le CO2 et l'anhydride sulfureux (SO2).

Le réservoir principal, celui où le CO2 sera extrait, mesure 6 m de diamètre et 27 m de haut. «Quand il a été livré depuis Edmonton, il est devenu la plus grosse charge jamais déplacée en Saskatchewan», dit M. Bye.

La ruée vers le charbon

Le gigantisme du projet de Boundary Dam est proportionnel au défi de réduire les émissions de gaz à effet de serre. En effet, le charbon, le plus polluant des carburants fossiles, est en passe de surclasser le pétrole et de redevenir la principale source d'énergie sur la planète.

On estime qu'en Chine, un nouveau générateur au charbon entre en service chaque semaine. Le charbon est aussi en expansion en Inde et en Europe.

Et cette expansion menace d'empêcher tout effort en vue de stabiliser le climat et limiter le réchauffement à 2ºC, l'objectif officiel fixé dans l'Accord de Copenhague en 2009.

Selon l'Agence internationale de l'énergie (AIE), le déploiement à grande échelle des technologies de capture et séquestration de carbone est crucial.

«C'est absolument vital, affirme en entrevue Juhi Lipponen, chef de la section CCS à l'Agence. Même s'il faut commencer avec l'efficacité énergétique et qu'il faut investir dans les énergies vertes, et qu'il faut compter aussi sur le nucléaire, on ne peut pas réduire les émissions de gaz à effet de serre sans CCS.»

Et le projet de Boundary Dam fera office de pionnier, dit-il. «C'est le projet le plus avancé dans le monde, souligne-t-il. Et il n'y a aucune autre centrale où on le fera à une aussi grande échelle.»

Le «charbon propre», une chimère?

L'industrie du charbon promet depuis des décennies de devenir moins polluante et la capture et séquestration de carbone est évoquée depuis les années 80 comme synonyme de «charbon propre». La recherche dans le secteur est financée par les fonds publics aux États-Unis, en Europe et aussi au Canada.

Mais les projets ont peine à lever de terre. En avril, la société TransAlta a annulé son projet Pioneer, en Alberta, qui était encore plus ambitieux que celui de Boundary Dam. Et c'est après y avoir englouti 800 millions de fonds publics, dénonce l'écologiste Steven Guilbeault, de Greenpeace. «C'est un rêve technologique, une lubie du gouvernement Harper», dit-il.

Ces échecs s'expliquent par le coût élevé des projets, tant en capital qu'en énergie, selon M. Bye.

«Un des principaux obstacles est le coût en capital, note-t-il. C'est très onéreux. Mais il y a aussi la question de la «charge parasitaire». Il y a presque un tiers de l'énergie produite par la centrale qui sera consommée par l'unité de capture de carbone.»

«Dans notre cas, ça veut dire qu'on a un générateur qui dégage 165 mégawatts mais seulement 110 seront disponibles pour le réseau et 55 seront utilisés sur place, précise-t-il. Mais on avait le choix entre ça et zéro mégawatt, alors au moins on s'assure de conserver ce générateur pour encore 50 ans.»

[ÉMISSIONS ANNUELLES DE GAZ À EFFET DE SERRE (millions de tonnes par année) | CAPACITÉ TOTALE (gigawatts)]

CHINE : 3017 | 669

ÉTATS-UNIS : 1929 | 336

INDE : 663 | 101

ALLEMAGNE : 250 | 51

RUSSIE : 223 | 50

JAPON : 217 | 41

AFRIQUE DU SUD : 203 | 38

AUSTRALIE : 203 | 30

CORÉE : 150 | 27

POLOGNE : 149 | 32

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Le charbon est une source d'énergie en plein essor dans le monde et devrait reprendre sous peu la première place que le pétrole lui avait ravie.

Émissions annuelles de gaz à effet de serre des centrales au charbon:

8,5 milliards de tonnes (12 fois les émissions du Canada)

Capacité totale des centrales au charbon:

1600 gigawatts (l'équivalent de 45 fois Hydro-Québec)

Capacité ajoutée depuis 5 ans:

350 gigawatts (l'équivalent de 2 fois Hydro-Québec chaque année)

Capacité additionnelle attendue d'ici 2035:

1000 gigawatts