Le plus important projet industriel du Canada a essuyé plusieurs attaques cette semaine sur deux continents. Et la riposte d'Ottawa a eu des échos jusqu'à Montréal.

La science «de classe mondiale» sur les sables bitumineux, tant désirée par le gouvernement fédéral, a du plomb dans l'aile.

En Allemagne, un groupe d'une vingtaine de scientifiques a annoncé son retrait d'un projet de recherche conjoint avec l'Université de l'Alberta.

«On percevait un risque pour notre réputation», a affirmé le professeur Frank Messner, qui dirige les Centres nationaux de recherche Hermann von Helmholtz (UFZ Helmholtz).

Annoncée il y a trois ans et appuyée par des fonds publics à hauteur de 27 millions, l'Initiative Helmholtz Alberta était censée combiner les expertises allemandes et canadiennes pour améliorer la performance environnementale des sables bitumineux.

UFZ Helmholtz est le plus important centre de recherche allemand et dispose d'un budget total de près de 4 milliards d'euros.

«En tant que centre de recherche sur l'environnement, nous jouons un rôle indépendant d'intermédiaire impartial, a expliqué M. Messner, en entrevue avec le site web Euractiv. La réalisation de nos recherches dans ce contexte aurait pu ternir notre réputation, surtout depuis que le Canada s'est retiré du protocole de Kyoto.»

Lorne Babiuk, vice-président (recherche) à l'Université de l'Alberta, confirme le retrait des partenaires allemands, tout en affirmant que c'est une question «politique et non pas scientifique».

«Ils ont des réticences à travailler dans les sables bitumineux, dit-il en entrevue avec La Presse. Actuellement, on parle beaucoup des sables bitumineux, mais en mal. L'Union européenne n'aime pas les sables bitumineux. Mais le monde a besoin d'énergie et nous avons besoin de recherche scientifique pour sauver la planète.»

Ces dernières années, le gouvernement Harper insiste sur le fait que la recherche et la surveillance sur les impacts des sables bitumineux est «de classe mondiale». L'Initiative Helmholtz Alberta était dans cette lignée, reconnaît M. Babiuk.

«Ils avaient de l'expertise et nous aussi, dit-il. En les combinant, le monde profitait d'une meilleure compréhension des sables bitumineux et des changements climatiques. Mais on ne peut pas forcer les gens.»

Le ministre fédéral de l'Environnement, Peter Kent, de passage cette semaine à Montréal, a voulu minimiser l'impact de cette nouvelle.

«Les sites d'exploitation des sables bitumineux sont ouverts aux visiteurs et aux scientifiques du monde entier, a-t-il dit en entrevue avec La Presse. On parle ici d'un seul groupe de scientifiques.»

Un milliardaire contre le pipeline Keystone XL

Coup de semonce cette semaine en politique américaine: un milliardaire californien, Tom Steyer, a sommé par lettre l'aspirant sénateur Stephen Lynch de retirer son appui au projet de pipeline Keystone XL, sans quoi il se propose de «lancer une campagne agressive d'éducation populaire» contre lui. M. Lynch est l'un des deux candidats à l'investiture démocrate en vue du remplacement du sénateur John Kerry, nommé secrétaire d'État. L'autre candidat, Edward Markey, s'oppose au pipeline et est considéré comme le favori de la course.

M. Lynch, cité par Politico.com, a rétorqué qu'il ne «céderait pas aux menaces». D'autres forces se mobilisent contre M. Lynch, dont 350.org, le mouvement lancé par le militant Bill McKibben qui a réuni des dizaines de milliers de personnes à Washington le mois dernier pour protester contre Keystone XL. L'élection au Sénat est prévue le 30 avril.

Une campagne naissante de désinvestissement

Un mouvement lancé l'été dernier aux États-Unis afin d'inciter les investisseurs à quitter le secteur des hydrocarbures est en train de prendre racine à Montréal. Les associations étudiantes des universités McGill et Concordia ont en effet adhéré à la campagne «Fossil Free» et demandent aux fonds de pension et de développement des deux institutions de vendre leurs actions du secteur des hydrocarbures.

Selon le McGillDaily, qui s'est prononcé en faveur de la démarche, l'université montréalaise détient des actions de 645 entreprises, dont 14 sont dans les sables bitumineux. «McGill récolte des profits importants de ces investissements, mais cela vient avec un grand coût éthique», a souligné le journal.

Selon Elizabeth May, chef du Parti vert, qui était de passage la semaine dernière à Concordia, c'est «la plus importante campagne actuellement dans les universités».

Le ministre Kent attaque l'Union européenne

Le ministre de l'Environnement, Peter Kent, n'a pas fait preuve de réserve diplomatique devant l'ambassadeur de l'Union européenne au Canada, Matthias Brinkman. Les deux hommes ont partagé une tribune cette semaine à Montréal, dans le cadre du salon des technologies environnementales Americana.

M. Kent a repris les arguments du gouvernement Harper contre le projet européen de classifier les différentes sources de pétrole selon l'intensité de leurs émissions de carbone. «La Directive de l'Union européenne sur la qualité des carburants pénalise injustement le brut des sables bitumineux alors qu'elle ferme les yeux sur des bruts responsables de grandes quantités de gaz à effet de serre actuellement utilisés dans l'Union européenne», a scandé M. Kent.

Aidé par son passé de présentateur de nouvelles, il n'a même pas marqué une pause quand deux militants de Greenpeace ont déployé des bannières devant le podium, affirmant «Sables bitumineux = crime environnemental» et «Les leaders du climat n'achètent pas de bitume».

Les autochtones sur le sentier de guerre

Des groupes autochtones des deux côtés de la frontière canado-américaine ont promis de tout mettre en oeuvre pour arrêter tous les projets d'oléoducs reliés aux sables bitumineux. «En plus de toutes et chacune des actions juridiques, il y a de l'action directe qui se prépare actuellement sur la façon d'arrêter physiquement ces pipelines», a affirmé Phil Lane Jr, chef de la nation Ihanktonwan Dakota, en conférence de presse à Ottawa. «Si nous devons nous dresser devant les machines, nous allons le faire. Nous sommes au pied du mur», a déclaré Martin Louie, de la nation Nadleh Whut'en de Colombie-Britannique.

À la CBC, le ministre fédéral des Ressources naturelles, Joe Oliver, a enjoint les gens à respecter la loi. «Si ces infrastructures ne se réalisent pas, avec des pipelines pour amener nos ressources sur les côtes et aux marchés qui veulent ces ressources, elles seront coincées et notre héritage sera perdu», a-t-il déclaré.

Arrestations oecuméniques à Washington

Un rabbin récitant les 10 «plaies climatiques», un appel à la prière musulman, une incantation autochtone et une prière chrétienne, 15 arrestations: voici le point culminant de la journée de manifestation anti-Keystone XL, jeudi devant la Maison-Blanche. «Si nous tombons dans le précipice climatique, notre génération vivra des plaies comme celles décrites dans la Bible - tous des désastres climatiques - et nos petits-enfants vont vivre dans la misère et la souffrance», a affirmé le groupe oecuménique dans une déclaration écrite.

Ailleurs dans la capitale américaine, d'autres manifestants ont protesté devant l'ambassade du Canada et l'Institut américain du pétrole. Tous avaient noté qu'au début du mois, le célèbre chroniqueur du New York Times Thomas L. Friedman avait invité à la désobéissance civile pour stopper le projet de pipeline qui «faciliterait l'extraction la plus sale du pétrole le plus sale».