Je voudrais revenir sur un présupposé que partagent beaucoup d'acteurs dans le débat sur la Charte des valeurs québécoises, à savoir l'existence de valeurs «québécoises».

Dans le petit fascicule distribué la semaine dernière par le gouvernement (intitulé Parce que nos valeurs, on y croit), on peut lire: «Ces valeurs qui définissent la société québécoise et en constituent le contrat d'adhésion sont, notamment, l'égalité entre les femmes et les hommes, la neutralité religieuse des institutions de l'État québécois et la reconnaissance d'un patrimoine historique commun.»

Beaucoup d'opposants à la charte défendent eux aussi des valeurs. Il n'y a pas d'unanimité sur ce que sont les prétendues valeurs communes du Québec et la communauté de valeurs n'est pas forcément nationale.

L'idée même d'une culture nationale qui serait définie par des valeurs communes ne tient pas la route empiriquement. Comme le démontre clairement le débat actuel, les Québécois sont en désaccord sur une multitude de questions morales. De même, certaines valeurs sont partagées par des personnes de différentes cultures. Il n'y a pas de valeurs «québécoises», comme il n'y a pas de valeurs «canadiennes» ou «françaises». Il y a plutôt des préoccupations communes, des points de conflit et des clivages qui ont un effet structurant sur la vie politique.

Le mythe des valeurs «québécoises» est dangereux pour des raisons analytiques et politiques. Tout d'abord, il entretient la vision d'un monde qui serait naturellement divisé en catégories nationales cohérentes et intégrées. Cette perspective fige artificiellement dans le temps une série d'épisodes et une dimension particulière d'une collectivité sociale donnée pour mieux en tracer les frontières territoriales et symboliques. Et donc, aussi, pour mieux distinguer l'Autre et l'en exclure. Par exemple, où sont les autochtones dans le «patrimoine historique commun» dont parle le Parti québécois? Est-ce qu'ils se reconnaissent dans le crucifix qui trône sur le mur de l'Assemblée nationale?

De manière plus générale, en faisant de la catégorie nationale une norme universelle atemporelle, cette perspective naturalise une forme sociale historiquement située et arbitraire. Elle suppose que le «national» va de soi et écarte d'autres façons de penser la vie commune. Elle transforme l'immigré, le cosmopolite, l'apatride, en déviant et en anomalie. De là à le voir comme une menace, il n'y a qu'un pas que beaucoup franchissent sans même s'en rendre compte. Voire avec fierté.

Cette vision nationaliste fait tellement partie de notre socialisation et de notre quotidien qu'il est aujourd'hui incroyablement difficile de concevoir et d'imaginer le monde sans catégories nationales. D'où l'importance d'insister sur le fait que le mythe des valeurs «québécoises» incarne davantage l'expression d'un fantasme et d'une volonté politique plutôt que la description d'une réalité empirique.

Dans sa brochure, le gouvernement annonce: «Ce que nous proposons aujourd'hui, avec l'affirmation de ces valeurs, c'est de construire une identité québécoise forte, qu'on soit né ici ou ailleurs.» Mais sur quelle base a-t-on décidé que les valeurs qui définissent la société québécoise - si l'on fait abstraction du mythe dont j'ai parlé ci-dessus - sont celles que le Parti québécois a choisies?

Au nom de la «paix sociale» et de «l'harmonie», deux autres mythes dont les dominants abusent souvent, le gouvernement nie la réalité des conflits qui traversent inévitablement toute vie sociale et essaie de contourner le politique pour satisfaire sa politique. Ce faisant, il contribue à vider la démocratie de son sens et de sa substance.