Parmi les arguments sensés rendre plus digeste la charte des valeurs québécoises, celui-ci semble emporter une adhésion massive: un croyant devrait renoncer sans difficulté à arborer un symbole religieux durant le travail, car une foi religieuse authentique est essentiellement une affaire de conviction intérieure. Conséquemment, la charte ne brimerait pas la liberté de religion des citoyens.

Cet argument s'adresse manifestement à des Occidentaux modernes. Avant le «désenchantement du monde» opéré par le rationalisme au cours des derniers siècles, bien peu auraient osé dissocier ainsi une conviction de sa traduction dans l'espace symbolique.

Depuis le début de son histoire, l'humanité a trouvé dans le grand livre de la nature des éléments qui lui parlent de l'invisible: des symboles. Tout en conservant leur consistance propre, des réalités terrestres expriment des réalités spirituelles.

Si un symbole comme le feu est universel, d'autres sont propres à des cultures particulières. Ainsi, au Moyen Âge, le crapaud, difforme, évoquait le diable, et conséquemment on l'associa aux projets infernaux des sorcières. La grenouille, au contraire, frappant surtout les imaginations par son émergence hors du tombeau des eaux, manifestait la résurrection du Christ.

Aujourd'hui, notre esprit s'échappe moins aisément dans la sphère de l'invisible lorsque nos yeux rencontrent un amphibien. Un crapaud est un crapaud. Le conjurer avec un signe de croix relèverait de la superstition. 

Ainsi, notre candeur se serait transmuée en savoir... Mais est-ce exact? N'avons-nous pas égaré quelque chose en chemin? Le débat fait rage depuis longtemps à l'intérieur du christianisme. D'un côté, certains croyants s'accommodent très bien de la sensibilité moderne: Jésus n'a-t-il pas enseigné que les vrais adorateurs de Dieu lui rendent un culte en esprit? N'a-t-il pas stigmatisé les pratiques «extérieures» des pharisiens? Dans cette perspective, porter une croix ne mène à rien, car «l'habit ne fait pas le moine».

De l'autre côté, certains font valoir que le christianisme est la religion de l'incarnation. Dieu ayant pris chair, il respecte infiniment notre nature d'êtres qui évoluent dans un univers matériel. Autrement dit: nous sommes autant corps qu'esprit, il nous faut donc un langage accessible aux sens pour faire le pont entre ciel et terre. D'où les sacrements.

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Qui a raison? On admettra ne point regretter le temps où l'Église, en réaction à une sécularisation agressive, s'accrochait démesurément à des symboles et à un langage devenus incompréhensibles, ou à la pratique des sacrements comme condition expresse du salut. Toutefois, en laissant nos croyances s'émanciper de toute médiation liturgique, symbolique, ne finit-on pas rapidement par ne plus pratiquer du tout, même seulement «en esprit» ?

Le recours aux symboles renferme donc une certaine sagesse. Il nous aide à nous souvenir de ce qui importe et à nous comporter en conséquence.

Un fonctionnaire peut survivre sans une photo de sa fiancée encadrée sur son bureau. Mais il se peut qu'il tienne à ce cadre. Qu'il y tienne comme une preuve de sa fidélité: «Tu es présente dans l'espace que j'occupe toute la journée».

C'est un peu la même chose dans le cas des symboles religieux. Par-delà leur fonction identitaire, ils jouent aussi, parfois, un rôle religieux significatif. Si c'est vrai chez certains chrétiens seulement, ce l'est davantage chez plusieurs croyants d'autres religions.

On ne peut pas affirmer péremptoirement qu'une vraie religiosité n'est qu'intérieure et qu'elle s'accommode nécessairement du retrait des symboles religieux pendant le travail. On peut décider que c'est ainsi pour soi; mais on ne saurait statuer en ce sens pour les autres, comme le fait cette charte qui deviendra peut-être un symbole... de grenouillage politique.

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