Le premier ministre Justin Trudeau a confié le dossier de la légalisation de la marijuana au député et ex-chef de la police de Toronto Bill Blair. Un comité sera formé pour documenter les aspects relatifs à la santé et à la sécurité. On n'en sait guère plus sur la façon dont le gouvernement libéral entend remplir sa promesse controversée. Voici trois enjeux prioritaires pour lesquels Ottawa et les provinces devront fournir des réponses satisfaisantes avant d'ouvrir les vannes.

1 - Le modèle de commercialisation

La légalisation ramènera dans l'économie officielle des sommes qui profitent pour l'instant à des criminels et des travailleurs au noir. Et elle permettra aux gouvernements d'encaisser de nouveaux revenus de taxation. Ce sont les seules certitudes.

La plateforme libérale a promis « un réseau strict de vente et de distribution », et l'ex-chef de police Bill Blair a évoqué une réglementation et des contrôles serrés.

L'Ontario et le Manitoba voudraient que leurs entreprises d'État, équivalentes à notre Société des alcools (SAQ), aient le monopole de la marijuana récréative sur leur territoire. Plusieurs syndicats, dont celui de la SAQ et de la Régie des alcools de l'Ontario (LCBO) ontarienne, ont également manifesté leur intérêt.

Des entreprises titulaires de permis de production de marijuana à des fins médicale voudraient aussi avoir l'exclusivité de la production récréative.

Bref, les retombées attendues de la légalisation font saliver bien du monde. Attention !

On le voit avec la SAQ et Loto-Québec : les monopoles d'État sont loin d'être parfaits. Ce n'est pas la façon la plus économique de commercialiser un produit ou un service, et les gouvernements ont tendance à devenir accros à ces dividendes. Leur appétit force les sociétés d'État à se livrer à un marketing redoutable pour faire mousser leurs ventes. Et réserver la production aux rares entreprises (moins de 30) ayant réussi à décrocher une licence médicale nous priverait du dynamisme entrepreneurial que suscite habituellement l'ouverture d'un nouveau marché.

Plutôt que de s'en remettre aveuglément à une poignée d'acteurs établis, Ottawa et les provinces devraient miser sur un cadre rigoureux, et s'assurer de son respect.

Des normes et contrôles seront requis pour vérifier la qualité des produits (conformité à l'étiquetage, absence de pesticides moisissures et autres contaminants) et de la légalité de leur provenance.

La publicité devrait aussi être interdite afin de limiter les incitatifs à la consommation.

2 - La conduite avec facultés affaiblies

Le Colorado a été le premier État américain à légaliser le cannabis il y a un peu plus de trois ans, mais les données disponibles couvrent une période trop courte pour dire si la sécurité routière a été affectée, indique la police de l'État. Ses agents essaient divers modèles de détecteur dans l'espoir de trouver un équivalent de l'alcootest, mais l'expérience devrait durer encore plus d'un an. « Ce n'est qu'une question de temps, il y a beaucoup de compagnies qui sont conscientes de l'argent qu'il y a à faire avec ça », dit Beau Kilmer, chercheur spécialisé dans la décriminalisation de la marijuana et codirecteur du RAND Drug Policy Research Center, en Californie.

Cela dit, on ne part pas d'une page blanche. De plus en plus de policiers québécois sont formés pour repérer les conducteurs aux facultés affaiblies par les drogues. Et les sanctions prévues sont aussi sévères que pour la conduite avec un taux d'alcool supérieur à 0,08 (amende de 1000 $, casier judiciaire, etc.)

D'autres éléments devront cependant être pris en considération. Les adeptes font souvent valoir que le cannabis altère moins la conduite que l'alcool, sauf que dans les faits, alcool et marijuana récréative sont souvent consommés de pair, témoignent des chercheurs et des policiers. De plus, les effets des produits comestibles (chocolats, bonbons, biscuits, etc.) sont encore très mal documentés, alors qu'ils connaissent une popularité foudroyante dans les États américains qui ont légalisé la marijuana récréative.

Des recherches et des campagnes-chocs pour décourager la conduite après consommation vont s'imposer.

3 - L'impact sur la consommation des jeunes

La science a peu de réponses définitives sur les liens de cause à effet, mais des recherches suggèrent que la consommation occasionnelle pourrait avoir des impacts plus marqués sur les cerveaux en formation des adolescents et des jeunes adultes.

Première question : quel sera l'âge légal ?

Il est tentant de copier le modèle de l'alcool (18 ans au Québec), mais est-ce l'âge approprié ? Là-dessus, l'expérience américaine ne nous est d'aucun secours, car les États qui ont légalisé le cannabis récréatif ont mis la barre à 21 ans.

Deuxième question : comment éviter d'accroître la consommation chez les jeunes ?

Si on veut que le nouveau cadre légal donne des résultats positifs, il ne faudra pas seulement s'assurer que l'interdiction de vente aux mineurs soit respectée, mais redoubler d'efforts contre le marché noir. Il faut aussi être conscient que la légalisation donnera une image plus inoffensive - voire positive - de la marijuana, ce qui risque d'inciter à la consommation chez les jeunes comme chez les adultes.

Encore là, des efforts d'information et de sensibilisation importants seront nécessaires

4 - Sans oublier...

Où la consommation sera-t-elle tolérée ? Quelle quantité sera-t-il permis d'avoir en sa possession ? Faut-il limiter les teneurs en THC ? Une foule d'autres aspects réglementaires devront être tranchés.

Ottawa et les provinces devront aussi tenir compte de l'impact de la taxation sur les prix : les taux devront être assez raisonnables pour que les produits légaux soient concurrentiels avec ceux du marché noir, mais pas au point d'engendrer des prix si dérisoires qu'ils poussent à la consommation. Et avant de rêver à la façon dont ils vont dépenser ces nouveaux revenus, les gouvernements devront tenir compte de tous les coûts occasionnés par la légalisation (surveillance policière, contrôles de qualité et de salubrité, campagnes de sensibilisation et de prévention, etc.)

« Il y a tellement de décisions à prendre à partir du moment où vous envisagez autre chose que la prohibition... », prévient Beau Kilmer.

Le gouvernement Trudeau n'a pas donné de date butoir et c'est tant mieux. Deux principes complémentaires devront guider la légalisation : prendre le temps de bien faire des choses, et se donner la flexibilité requise pour être capable de réagir rapidement aux effets inattendus.

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