On s'est rencontrés à la bordure de l'ancien temps, de la catastrophe et de l'avenir. Sur le nouveau vieux trottoir en bois, à l'intersection de tous les Lac-Mégantic, pour ainsi dire.

Ça sent encore le pétrole. Les camions devant nous font la queue pour se faire remplir de terre visqueuse. Cinq millions de litres dispersés, ça fait pas mal de cuillerées à ramasser, même avec une rétrocaveuse. On en a pour le reste de l'année à faire table rase... au moins.

Le lac, un des plus beaux du Québec, invisible autrefois, se donne à voir derrière la machinerie.

Des rails ont été reconstruits, en espérant qu'ils disparaissent. J'ai vu le train passer. Il s'arrête à l'entrée de la ville. Un cheminot s'installe devant la locomotive, à l'extérieur, comme dans une vigie. Il avance dans le centre de la ville tout doucement, lourdement, gravement, comme honteusement, chargé seulement de matériaux secs.

On se tourne de 180 degrés, et l'enfance de Stéphane Lavallée est juste là derrière.

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La rue Papineau. Une famille de neuf enfants. Son père qui ouvre une boucherie dans le garage - devenue un marché, qu'un de ses fils a repris.

Les parties de hockey avec les voisins - 13 enfants. La route de La Tribune, qu'il distribuait de porte en porte. L'école primaire, où Colette Roy Laroche lui a enseigné...

Il y a 40 ans, Lac-Mégantic était une ville prospère qui grouillait d'enfants et d'industries. Une sorte d'anomalie économique, pas vraiment beauceronne, pas non plus des Cantons-de-l'Est, cette ville de 6000 habitants en pleine forêt s'est réinventée souvent.

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Le 6 juillet 2013, Stéphane Lavallée venait à peine de commencer un congé de trois mois de son poste de vice-président chez Transcontinental. Après des années à travailler six jours par semaine, il ne savait plus vraiment s'il avait le goût de continuer cette vie-là. Il allait «prendre du temps pour lui», ne rien faire...

Sauf qu'il y a eu le train qui a tué 47 personnes et endeuillé toute la ville. Il a carbonisé le quartier qui en était l'âme. Là où reposaient tous les souvenirs d'une ville. C'était là qu'on sortait, qu'on allait prendre une crème glacée ou faire des affaires, là qu'on allait danser - un de ses frères y a tenu un bar et un hôtel.

«Le mardi soir, on a voulu aller prendre une bière avec des amis... On s'est rendu compte qu'il n'y avait plus nulle part où aller.»

C'est là qu'il a eu l'idée du Musi-Café d'été. Et c'est là qu'il a décidé de passer l'été ici. Puis, à la fin de l'été, de ne plus retourner travailler au 17e étage d'une tour du centre-ville de Montréal.

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«Le travail a pris un tout autre sens... Je ne pouvais plus être seulement un spectateur. Il fallait que je fasse quelque chose de concret.»

La Ville l'a nommé l'automne dernier à une commission des arts, de la culture et du patrimoine, histoire de trouver quelques idées pour animer la ville... Ou la réanimer. Il a ensuite été responsable des consultations pour remodeler le centre-ville.

«Il faut que la vie se réinstalle. Il faut que ce soit plus durable qu'un festival. Les gens veulent aussi que ce soit sobre. Le mot qui est sorti le plus dans les consultations? "Nature". Les gens nous ont dit qu'ils veulent un centre-ville habité, mais vert aussi.»

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Il n'y a pas que des souvenirs, il y a aussi son père et sa mère. Ils ont 83 ans. Avec ses trois enfants, son boulot à Montréal et tout le reste, il ne restait plus beaucoup de temps ou d'énergie pour se rendre à Mégantic. Son congé allait servir à ça aussi... Il ne pensait pas qu'il irait vivre chez eux pendant des semaines.

Sa mère n'a pas eu connaissance vraiment de la tragédie. Elle avait commencé à sombrer tranquillement dans l'alzheimer. C'était ce moment où le bruit des choses nouvelles, même les plus gigantesques, ne lui parvenait plus, mais où elle pouvait encore prendre soin de ses fleurs.

Plus maintenant. Son père, lui, a peur de ne jamais revoir le centre-ville. «Je lui dis: tu le verras...»

Il n'est pas le seul à s'inquiéter: on a bien replacé quelques commerces dans ce nouvel espace moderne, construit en quelques mois seulement... Mais sur les 120 commerces et professionnels, plusieurs n'ont jamais rouvert, ou attendent encore de l'argent.

Et puis, avant la catastrophe, la ville était tranquillement en train de perdre ses jeunes, comme bien des villages de région. Pour quelques-uns qui sont revenus au pays de leur enfance, combien sont partis? On ne rebâtit pas une ville seulement avec des plans...

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Ce n'était ni un devoir de mémoire ni de la piété filiale. Ça s'est imposé à ce moment précis de sa vie: il n'y avait qu'une seule place où il sentait qu'il devait être, où il voulait être, à cet endroit qui s'est longtemps appelé «chez moi».

On ne sait pas encore de quoi l'avenir et les bâtiments seront faits. «Je dois tempérer les attentes et les critiques», dit-il.

Ce trottoir, il n'a l'air que d'une banale promenade, mais il en est très fier: «Au fond, c'est un prétexte pour que les gens se retrouvent, se rencontrent, reviennent au centre de la ville, regardent, se parlent...»

Pour jaser tout au centre de tous les Lac-Mégantic. Au confluent d'une sorte de bon vieux temps perdu, de la destruction innommable et de tout ce qui reste à faire pour la dépasser. Pour revenir à la maison.