La ville brûlait et Raymond Lafontaine ne s'est pas posé de question. Il a roulé comme un fou, il a appelé des hommes et ils sont descendus aider les pompiers avec leur machinerie.

De l'autre côté des flammes, pendant ce temps-là, il y avait son fils, sa bru, sa belle-fille, une secrétaire. Les quatre sont morts au Musi-Café.

Hier, ce pan de mur de 65 ans est sorti en colère du garage devant lequel nous parlions avec des employés. Une colère sourde et profonde.

«Mes cinq enfants étaient au Musi-Café, mais les quatre autres sont partis avant. Sinon, je peux vous dire qu'il n'y aurait plus de chemin de fer à Mégantic, je m'en serais occupé...»

Comprenez que cet homme a bâti une entreprise de construction de 175 employés qui ne sont pas des sauveteurs professionnels. Mais cette nuit-là, avec leur équipement et leur courage, pendant que tout pétait et que la chaleur leur brûlait la peau, ils tiraient des wagons de fuel qui auraient tout aussi bien pu les pulvériser. Ils creusaient des tranchées. Ils créaient des remblais.

«C'était formidable, le travail qui s'est fait cette nuit-là, les gens ont travaillé ensemble, ces gars-là ont tout fait...»

N'allez pas leur parler d'héroïsme. «C'est les pompiers, les héros, là-dedans, nous autres, on faisait juste les aider», nous dit celui qui a tiré les wagons qui n'avaient pas encore explosé.

Raymond Lafontaine en est fier, de ses gars. Mais aujourd'hui, il est surtout en colère.

«Si je sors un camion d'ici qui n'est pas conforme, je me fais arrêter par la SAAQ; si un camionneur d'ici fait un accident aux États-Unis, ils l'amènent au poste de police. Mais eux, ils sont où? C'est pas un accident, c'est un crime. Laisses-tu ton char sans mettre les freins? Eux autres, ils transportaient 73 wagons de 100 000 litres d'essence, sacrament!

«Faut que ça change! On va-tu les laisser faire? On va-tu les laisser brûler le Québec au complet pour faire plus d'argent? Pas moi!

«Écris-le, que c'est criminel. Non, écris-le pas. Crie-le!»

Hier, l'École d'entrepreneurship de Beauce a tenu à lui dire qu'on lui enverrait le diplôme de son fils. «Il voulait juste vivre...»

Les mécaniciens derrière lui viennent de l'écouter. Ça fait trois jours qu'il en parle. Certains ont travaillé cette nuit-là. C'est l'heure de retourner dans le garage. C'est peut-être la fatigue, il y en a qui se frottent les yeux.

«Je vais vous dire: faites pas d'enfants...»

Je serre la main de cet homme droit comme un chêne, parcouru de frissons et imprégné de sa colère.

Un peu plus tôt, j'étais à Nantes pour voir d'où était parti ce train. De là, ça descend sur 10 km vers le lac Mégantic, dans ce pays sublime de collines et de montagnes.

Il n'y a pas de «gare de Nantes»: seulement une voie d'évitement où reposent quelques wagons. Et d'où descend le conducteur qui a fini son quart de travail.

Je marchais sur la voie ferrée sous le petit crachin, en essayant d'imaginer comment l'engin avait pu démarrer, rouler, rouler...

Une voiture rouge sport décapotable s'arrête tout près. Un homme en sort, l'air de chercher à comprendre lui aussi. «Ç'a pas de bon sens!»

Il habite à Saint-Bernard de Beauce, ce village inconnu jusqu'au 13 octobre 1997, quand 44 de ses résidants partis faire du tourisme dans Charlevoix sont morts aux Éboulements. L'autobus avait manqué de freins.

Son père et sa mère sont morts. Tout le village était en deuil. Comme Lac-Mégantic le sera.

«Ça va être plate un bon bout, je peux te dire ça... Tu t'en remets jamais vraiment, tu gardes toujours une tristesse... Mais tu changes. Moi, mettons que je sais qu'on sait jamais ce qui nous pend au bout du nez. Alors, j'attends pas d'être de l'autre bord pour vivre...»

Il me fait un signe de la tête pour me montrer sa voiture sport.

Il est agriculteur. Il s'est abîmé dans le travail pour ne pas avoir trop mal.

Même s'il habite à deux heures d'ici, il fallait qu'il vienne. Voir. Marcher sur le rail. Sentir. Toucher la peine.

«Le jour même de l'accident, je suis allé aux Éboulements. J'ai voulu aller voir l'autobus dans le trou. Ils m'ont jamais laissé faire. J'ai attendu qu'il soit au garage... J'ai retrouvé les choses de ma mère, de mon père...»

Il n'a pas suivi le conseil de Raymond Lafontaine. Il avait deux enfants quand ses parents sont morts. Il en a eu deux autres. Le troisième porte le nom de son père. Il sourit en me disant ça. «Mais faudrait pas qu'il leur arrive quelque chose, on est fragile de ce côté-là...»

Il vient d'arriver, il repart aussi vite. Faut s'occuper de la famille, de la ferme, des vaches.

De la vie, quoi.

La vie qui ne sera jamais plus la même.