Mercredi soir, après un autre naufrage du Canadien, une irrésistible bouffée de tendresse est montée en moi. Je ne sais pas trop pourquoi, mais en le regardant à RDS j'ai eu envie de prendre Michel Therrien dans mes bras et de lui faire un câlin.

Je vous dis cela en ignorant le degré d'ouverture du coach du CH aux câlins prodigués par de parfaits étrangers. J'ai l'impression qu'il n'est pas un grand fan des câlins prodigués par les étrangers, mais je peux me tromper.

Voici un homme qui menait en octobre une troupe aspirant à se tremper les lèvres dans le nectar printanier de la gloire sportive. Le CH, irrésistible machine à gagner, à compter, à arrêter des pucks. Puis, boum, arrive l'hiver, arrive le genou de Carey, arrive la débandade...

Et le Canadien devient une machine à perdre, une machine à perdre deux fois en deux soirs contre la même équipe par le même score. Ce genre de club-là.

Je cherche une analogie historique de déroute qui soit adéquate, une analogie avec un événement qui soit passé de resplendissant à mortifère en moins de deux secondes. Je cherche fort, car ce n'est pas facile...

Dieppe ?

Enron ?

Garden Party ?

Bref, cet homme, M. Therrien, il mérite un câlin, nonobstant ses responsabilités dans le désastre de 2015-2016. Voici un homme qui a une tête de méchant dans un film de Jean Gabin, mais - il faut le faire - la douleur de la défaite s'incruste ces jours-ci dans chaque pli de son visage. Je suinte l'empathie devant ce tableau tragique.

Je ne suis pas très ésotérique, mais je crois que ce qui se joue devant nos yeux est assez clair. Le CH est victime d'un mauvais sort. D'une malédiction.

Ça arrive dans le sport, des fois. Prenez les Red Sox de Boston. Babe Ruth, joueur étoile et cogneur de puissance, fit la gloire des Red Sox du début du XXe siècle. Les Red Sox dominaient le baseball : cinq victoires en Série mondiale en 15 ans. En 1919, le propriétaire des Sox décida un jour de vendre ce bon Babe aux minables Yankees de New York pour des considérations strictement financières (il avait besoin de cash pour financer le spectacle de celle qui faisait battre son coeur à ce moment-là).

Ruth, dit « The Bambino », transforma les Yankees en équipe championne. Ce fut le début de la suprématie incontestée des Yankees sur le baseball majeur et le début d'une longue descente aux enfers pour les Red Sox. Pendant les 86 années suivant la vente de Babe Ruth, les Yankees gagnèrent 27 fois la Série mondiale et les Red Sox... zéro, comme dans Andrighetto.

La Malédiction du Bambino était née. The Bambino Curse dura 86 ans. C'est ainsi que les dieux du baseball punissent l'hérésie.

Ce qui nous ramène au Canadien. Qu'a fait le Canadien pour mériter pareil mauvais sort aux yeux des dieux du hockey (qui, comme le prétend l'oracle, portent tous les vieilles cravates de Don Cherry) ?

Retour dans le temps. Retour au 2 décembre 1995.

Ce soir-là, les Red Wings de Detroit étaient de passage au Forum de Montréal. Après 20 minutes, les Wings gagnaient déjà 5-1. Un massacre. Notre gardien de but, Patrick Roy, était alors le meilleur gardien actif sur la planète, magicien masqué dont le talent avait mené le CH à deux Coupes inespérées en 86 et en 93. Il portait aussi le surnom de « Casseau ». Vous avez bien lu, Casseau.

Or, à 5-1, la loi non écrite du hockey veut que tu retires ton gardien de la patinoire, fût-il le meilleur au monde : il faut lui éviter l'humiliation. Peut-être même que tu devrais le faire à 4-1. « Tu », ici, étant le coach ; « tu » étant Mario Tremblay, ex-joueur alors nouvellement transplanté derrière le banc du CH, sans formation ou expérience connues comme entraîneur d'une équipe de hockey professionnelle.

5-1...

6-1...

7-1...

À ce stade du match, c'était clair : un coq a voulu montrer qui avait la plus grosse crête dans le poulailler du Canadien. Mario Tremblay avait décidé de casser Patrick-e-Roy, de remettre le double gagnant de la Coupe Stanley - tout aussi double gagnant du trophée du joueur le plus utile (86 et 93) et triple gagnant du trophée du meilleur gardien (89, 90, 92) - à sa place, comme on dit. On cherche encore quelle était cette « place » qu'imaginait M. Tremblay, mais toujours est-il que Roy a finalement été sorti du match à 9-1, durablement humilié.

Blessé au plus profond de son plastron, Patrick-e-Roy exigea d'être échangé et ne joua plus un autre match pour le Canadien de Montréal.

Échangé au Colorado contre des joueurs dont les gens se souviennent pour marquer des points à Quelques arpents de pièges, Patrick-e-Roy gagna la Coupe Stanley à la fin de cette saison-là. Puis encore en 2001, quand il reçut aussi le Conn Smythe.

Et le départ de Roy a marqué le début d'une médiocrité durable pour le Canadien, jadis un club glorieux abonné aux Coupes Stanley.

Voilà, vous l'avez appris ici : la seule manifestation surnaturelle à laquelle je crois, c'est la Malédiction du Casseau.

Et elle a commencé le 2 décembre 1995, quand Patrick Roy fut humilié par Mario Tremblay et choisit l'exil.

Bref, si je le pouvais, je prendrais Michel Therrien dans mes bras, je lui ferais un câlin somme toute viril, je veux dire que je l'agrémenterais de deux ou trois tapes dans le dos pour le mettre à l'aise, et là, tout bas, je chuchoterais à son oreille d'une voix bienveillante : « Ce n'est pas de ta faute, Michel, tu n'y peux rien. C'est la Malédiction du Casseau. »

Ça lui ferait du bien, je crois.