L'histoire de Jade M., cette adolescente tombée sous l'emprise d'un gang de rue il y a quelques semaines, en est venue à incarner le fléau de la traite humaine à des fins de prostitution. Patrick Lagacé raconte en trois volets l'histoire d'une mère qui découvre que sa fille, Noémie, se prostitue pour son amoureux, une spirale similaire à celle qui a happé Jade M.

En ce samedi matin, Martine a mis le cap sur le centre commercial Place Versailles, dans l'est de Montréal, mais pas pour aller faire des emplettes. Pour aller à la police. L'unité des enquêtes du SPVM s'y trouve.

Pas mal de bandits savent ça. Tous les flics savent ça. Bien des journalistes savent ça. Mais les mères de famille de la Rive-Sud ne savent généralement pas ça...

- Comment tu savais, Martine ?

- Je sais pas comment je savais. Je savais que je n'allais pas juste aller porter plainte dans un poste de quartier.

Mais l'unité était fermée, c'était un samedi matin, après tout. Martine a décroché le téléphone de la porte d'entrée, une voix préenregistrée a dit : « Si vous vous rapportez pour votre probation, faites le 1... »

Martine a appuyé sur le 1, même si elle n'était pas une détenue fraîchement relâchée. Dring, dring. Une policière a répondu. Martine a annoncé qu'elle n'était pas en probation, mais qu'elle voulait voir un enquêteur là, tout de suite, maintenant, ça presse...

- Êtes-vous en danger, madame ?

- Non, non. Je viens pour ma fille.

- Est-elle en danger, votre fille ?

Et c'est là que Martine a craqué, qu'elle a tout lâché dans un déluge de larmes...

Noémie qui tombe amoureuse d'un gars, qui déménage avec ce chum qu'elle fréquentait depuis quelques mois. Noémie qui s'habille soudainement de plus en plus sexy. Noémie qui met des photos d'elle sur Instagram, sur Facebook, des photos super sexy. Les doutes, les soupçons, les recherches, les « mais voyons donc, pas Noémie, pas nous », puis les preuves, la certitude...

- Ma fille se prostitue, madame l'agente.

- OK, a dit la policière. Bougez pas, j'arrive.

C'est l'histoire classique d'une jeune fille qui est ensorcelée par un manipulateur qui utilise l'amour pour la pousser à se prostituer à son profit. C'est l'histoire de Noémie qui ne s'appelle pas Noémie, j'ai changé certains noms.

***

Noémie a 18 ans depuis le printemps. Enfance et adolescence normales, sans grandes anicroches. Championne de soccer. Des chums normaux, sans histoire. Cégep en sciences, mais incertaine de ce qu'elle veut faire dans la vie, comme un million d'autres jeunes. Puis, quelque part dans sa 17e année, elle rencontre Jules, jeune adulte. C'est l'amour.

Vous savez comme l'amour peut être fort, dévorant, à cet âge-là ?

C'est un amour comme ça, Jules et Noémie.

Et Martine est un peu surprise quand Noémie lui annonce qu'elle s'en va vivre avec son Jules, à Montréal. Mais Noémie est désormais majeure, que pouvait dire Martine ? Pas grand-chose. Et puis, ça la rapproche du cégep...

Noémie disait travailler dans un dépanneur à temps partiel, après l'école. Martine trouvait donc un peu bizarre qu'avec un si petit salaire, Noémie se mette à porter des vêtements griffés, hors de prix...

L'automne dernier, le frère de Martine l'a appelée : « As-tu vu les photos de la petite sur Facebook ? »

Noémie avait photographié son reflet dans le miroir. Un décolleté plongeant comme le Grand Canyon, les fesses retroussées, les ongles en acrylique d'un rose fluo. Pas son genre, pas la Noémie qu'ils avaient connue...

Le frère de Martine a nommé son malaise : 

- Penses-tu que Noémie pourrait être pognée dans un gang de rue ?

Martine a bafouillé que non. Mais le hic, c'est que Martine avait un doute, un doute depuis que Noémie était arrivée avec ce manteau de cuir neuf, un manteau qu'on ne se paye pas avec un salaire de caissière à temps partiel dans un dépanneur...

La mère et l'oncle de Noémie, chacun de leur côté, se sont donc mis à fouiller l'internet, à parler aux amis de Noémie, à jouer aux journalistes d'enquête, en quelque sorte. Une semaine a passé. Je note ici que Martine garde le lien avec Noémie. Noémie vient la visiter, elle et ses deux soeurs plus jeunes, sur la Rive-Sud, sans que Martine lui dise qu'elle sait tout. Une semaine passe, donc, et un soir Martine va épier le compte Facebook de Noémie...

Et Noémie publie d'autres photos d'elle-même, encore plus sexy. Martine, au café où je la rencontre, me montre ladite photo. Pour tout dire, Noémie ressemble sur cette image au cliché qu'on peut imaginer à propos d'une escorte qui s'annonce ou d'une danseuse nue, quand elle s'apprête à monter sur scène...

D'un côté, Martine se disait que c'était impossible : pas Noémie, pas ma fille...

De l'autre côté, appelez ça l'instinct, une petite voix lui chuchotait des choses. « Je ne l'écoutais pas. »

Le lendemain, Martine reçoit de son frère un courriel contenant un lien vers un site d'escortes de la région de Montréal, un de ces sites où on peut commander une fille comme on commande une pizza.

Une fiche contient les photos d'une fille ultramaquillée, mais, pas de doute, Martine connaît ce visage même s'il est flouté, elle reconnaît ce corps même s'il porte de la lingerie vulgaire. La fille ne se prénomme pas Paola, comme le prétend sa fiche : la fille qu'on peut commander comme une pizza, c'est Noémie, c'est sa Noémie, c'est sa fille. Dans les mots de Martine : « Mon bébé. »

Cette découverte est bien sûr un coup de poing à l'estomac, sauf que la douleur d'un coup de poing finit par se résorber. Au café, Martine me montre son ventre : « Il y a une boule, ici. » Et la boule ne part pas, depuis des mois.

Martine a continué son enquête. Elle fouille la vie numérique de sa fille, elle cartographie ses amitiés, elle reconstitue les détails de la vie de Jules à partir de petits indices trouvés ici et là. Elle s'enterre au palais de justice, à la recherche d'indices, parle à A, parle à B...

C'est ainsi qu'elle découvre toutes sortes de choses. Par exemple que Jules, le discret Jules, celui qui n'a pas de casier judiciaire au Québec, a été arrêté en Alberta pour proxénétisme et traite de personne...

Traduction : Jules est un souteneur. Un pimp.

C'est ici que l'histoire est classique : Noémie pense qu'elle est la blonde de Jules, qu'elle se prostitue pour payer les dettes de drogue de ce chum qu'elle aiiiiime, mais Noémie n'est pour Jules qu'une marchandise, qui doit bien lui rapporter autour de 10 000 $ par mois. J'insiste : une marchandise, c'est ainsi que les pimps parlent de leurs filles. C'est le scénario classique : un gars de gang manipule des jeunes filles pour qu'elles couchent avec des clients, afin de rapporter de l'argent au pimp déguisé en chum.

Je sais ce que vous pensez probablement, ici. Vous pensez que l'amour parental suffira à faire entendre raison à Noémie, vous pensez qu'au pire la police n'aura qu'à débarquer chez Jules, à l'arrêter...

Mais - et c'est ce qu'est en train de découvrir Martine au moment où vous lisez ces lignes - la vie n'est pas un film hollywoodien. Bruce Willis ne fera pas triompher le bien en sortant Noémie des griffes de son méchant pimp, à grands coups de claques sur la gueule des méchants...

C'est plus compliqué que ça, la vie.

Plus gris.

Car c'est le plus terrible, pour l'oeil extérieur, pour une maman comme Martine : les filles comme Noémie se prostituent volontairement.

Je parlais d'amour, plus haut. Les filles comme Noémie, le plus souvent, acceptent de se prostituer par amour pour le chum, qui n'est pas un pimp, à leurs yeux.

***

Martine me raconte sa vie à elle, me raconte le lien qu'elle garde avec Noémie, qui ne sait pas que sa mère sait.

Martine me raconte aussi l'anormalité de sa vie, depuis qu'elle sait, justement. Elle garde le lien, mais sans nommer les choses. Parce que nommer les choses, lui a-t-on assuré à la Concertation des luttes contre l'exploitation sexuelle (CLES), dire « Je sais que tu te prostitues », cela pourrait pousser Noémie à penser qu'elle doit choisir entre son pimp et sa famille. Et dans ces cas-là, la famille gagne rarement...

Tout ça n'est pas normal, me dit Martine

Ce n'est pas normal de savoir que ta fille réclame 130 $ l'heure, de savoir le numéro de cellulaire qu'il faut appeler pour la booker, les villes où elle se rend pour faire... ça.

Ce n'est pas normal de passer tes nuits debout, à fouiller sur des sites d'escortes pour trouver les nouvelles annonces de ta fille - ta fille qui avait 17 ans, il n'y a pas longtemps.

Ce n'est pas normal de savoir ce que des hommes qui ont couché avec ta fille pensent de ses « performances », parce que tu vas lire ce qu'ils en disent sur des sites où les escortes sont évaluées, comme on évaluerait une chambre d'hôtel sur TripAdvisor.

Et surtout, surtout... Ce n'est pas normal d'avoir peur que ta fille disparaisse à jamais.