L'histoire de la discrimination des Noirs ne date pas d'hier. Et ce n'est pas parce qu'une poignée d'acteurs, d'actrices et de réalisateurs noirs boycotteront les Oscars cette année que les choses vont changer demain matin. C'est du moins ce que croit Nantali Indongo, animatrice de la CBC et musicienne hip-hop doublée d'une militante de l'histoire des Noirs.

Née à Montréal en 1976, Nantali est la fille de Kennedy Frederick. Je pourrais ajouter « du légendaire Kennedy Frederick » si quelqu'un à Montréal ou au Canada se souvenait de la légende de Kennedy Frederick, ce qui est loin d'être le cas. Pourtant, le nom de ce militant noir originaire de la Grenade est étroitement lié à l'histoire de l'Université Concordia, qui portait encore le nom de Sir George Williams en 1969, au moment où sa légende est née.

Avec cinq autres étudiants originaires des Caraïbes, Kennedy Frederick a déposé une plainte pour racisme et discrimination contre Perry Anderson, un prof de biologie qui faisait systématiquement échouer ses étudiants noirs.

La direction a fait traîner la plainte des mois sans sévir. À bout de nerfs et de patience, Frederick et ses amis ont organisé un mouvement de protestation qui s'est propagé comme un incendie à travers l'université. Fin janvier 1969, environ 400 étudiants ont pris d'assaut le labo informatique au neuvième étage de l'université et l'ont occupé en réclamant une série de mesures pour dissuader la discrimination et favoriser l'intégration des Noirs. Les négociations allaient rondement jusqu'au 11 février 1969. Ce jour-là, la direction a fait volte-face. Les étudiants en colère ont entrepris un début de saccage des lieux, certains balançant par les fenêtres des millions de cartes perforées qui tombaient comme des flocons de neige avant de former un tapis blanc sur Maisonneuve. Pour les Montréalais de l'époque, l'image de ces cartes perforées tombées du ciel fut la preuve tangible de l'existence de ces étranges machines nommées ordinateurs. Mais pour les 400 étudiants chassés du neuvième par un incendie qui venait de se déclarer, ce fut la fin des haricots.

Comme il avait été le plus flamboyant et le plus bruyant des six plaignants, Frederick fut arrêté et accusé d'extorsion et de séquestration. Aussitôt libéré, il s'est enfui du Canada, où il est encore interdit de séjour.

Or même si tout a été fait pour enterrer ce chapitre sombre de l'histoire de l'université, voilà qu'il ressuscite grâce à Ninth Floor, un documentaire de Mina Shum produit par l'ONF et présenté dans une demi-douzaine de villes canadiennes, dont Montréal, grâce au festival Canada's Top Ten organisé par le TIFF.

Dans ce film, cinq des six étudiants, tous des septuagénaires, témoignent de ce qui les a menés à se révolter, eux qui étaient venus étudier à Montréal, attirés par l'apparente ouverture d'une ville qui les a amèrement déçus. Quant à Kennedy Frederick, il brille par son absence dans le film. Jamais vraiment remis de cette affaire, il a été toute sa vie en proie à des problèmes de santé mentale qu'il combat encore aujourd'hui.

C'est sa fille Nantali Indongo qui témoigne à sa place dans le film. Elle se décrit volontiers comme la victime collatérale de ces événements puisqu'elle a grandi à Montréal sans un père qu'elle retrouvait à l'occasion à New York ou à la Grenade.

« Mon père n'avait pas un tempérament de fauteur de troubles ni de militant. Il voulait être médecin et faire de longues études, mais le racisme a détruit ses rêves », affirme Nantali Indongo, animatrice à CBC.

Contrairement à son père, victime d'une époque qui l'a brimé et brisé, Nantali n'a pas à se débattre avec des problèmes d'intégration ou de chômage. Elle ne manque pas de contrats et planche sur un vaste projet multi plateformes sur l'identité pour le réseau anglais de la CBC, en plus de donner des ateliers sur l'histoire de l'esclavage dans les écoles montréalaises. Pourtant, elle ne croit pas que les choses ont tant changé que ça. « Le racisme est moins frontal et brutal qu'avant, mais il est toujours aussi présent, dit-elle. Mes amis arabes ont beau dire qu'ils sont les nouveaux Noirs, ce n'est pas vrai. Les vieux Noirs sont aux prises avec les mêmes vieux problèmes de racisme et de discrimination. »

S'il y a une expression que Nantali déteste, c'est bien « nègres blancs d'Amérique », lancée par le felquiste Pierre Vallières pour décrire l'exploitation des Canadiens français par le pouvoir anglophone. « En aucun cas ne peut-on comparer la situation des gens d'ici avec l'esclavage ou même avec la simple réalité d'être noir », dit-elle avec une bonne dose d'indignation.

Elle cite la remarque d'une élève à l'école PGL à Outremont à qui elle venait de demander quelles étaient, selon elle, les raisons qui avaient mené à l'esclavage.

« Cette jeune Québécoise de 14 ans m'a répondu que l'esclavage avait été créé pour aider les Noirs et leur donner du travail. De tels clichés en 2007, je n'en revenais pas ! »

Nantali n'aime pas l'expression « nègres blancs d'Amérique », mais elle aime encore moins quand elle entend des jeunes Noirs, amateurs de rap, s'appeler « nigga » entre eux dans la rue.

« Chaque fois que j'en entends un, je l'interpelle directement et je lui dis d'utiliser un autre mot. Et quand il me répond que les vedettes du rap font la même chose, je réplique que les rappeurs noirs n'ont pas d'autorité morale sur la réalité noire. »

Est-ce que Nantali est une femme en colère ? Dans un sens, oui, mais sa colère n'a rien de brutal ni de frontal. C'est une colère ancestrale qui vient de loin et qui ne s'apaisera que le jour où le racisme aura disparu. Ce jour-là n'est pas encore arrivé, mais des films comme Ninth Floor ou des protestations comme celle qui s'organise en prévision des Oscars ne peuvent pas nuire.

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Ninth Floor (en version originale avec sous-titres français) est à l'affiche au Cinéma du Parc, à Montréal.

PHOTO VÉRO BONCOMPAGNI, FOURNIE PAR L’ONF

Nantali Indongo

Photo Aaron Vincent Elkaim, Archives La Presse Canadienne

La réalisatrice de Ninth Floor Mina Shum au dernier Festival du film de Toronto, en août 2015