Voilà. C'est presque fait. Dans quelques heures, la transformation sera complète, et ce journal plus que centenaire que vous tenez dans vos mains quittera le monde physique, palpable et tangible du papier taché d'encre pour un autre monde: un monde léger, virtuel, intangible, dématérialisé.

Je n'écris pas cela avec tristesse, puisque ce n'est pas la fin de ce journal, ni la fin de ma vie dans le journalisme. Demain, tout continuera comme avant, mais sans les presses, le papier, les litres d'encre et le tapage des rotatives de l'imprimerie. C'est tout. Pour le reste, l'essence de ce journal et l'information qui s'y produit demeureront les mêmes. Du moins, je l'espère.

Aucune tristesse de ma part, donc. Seulement la nostalgie devant ce qui a été et n'est plus et que le temps emportera cette nuit dans un coup de vent, éteignant les lumières sur une époque qui a bercé mes débuts dans le métier.

En y repensant, je me rends compte que d'hier à aujourd'hui, j'aurai tout vu. Les salles de rédaction plombées par la boucane où il fallait traverser un épais nuage de gitanes ou d'Export A pour se rendre à son bureau. Le taratata des Remington ou des Underwood aux touches cerclées d'argent, s'élevant comme le concert de mille mitraillettes à l'heure de tombée. Les téléphones noirs à cadrans, lourds comme des poches de plomb, et puis l'arrivée des premiers ordinateurs, ces grosses Bertha poussives que nous contemplions d'un oeil soupçonneux, convaincus que ces machines machiavéliques allaient tuer le journalisme et transformer les salles de rédaction à l'ambiance survoltée en salons funéraires, avant de découvrir que ces machines étaient en fin de compte nos alliées, qu'elles nous faisaient gagner un temps fou et qu'elles nous facilitaient la vie. À telle enseigne qu'une semaine après l'arrivée des ordinateurs, les sceptiques des salles de rédaction s'étaient tous convertis à la religion cathodique en se demandant comment diable ils avaient pu vivre et travailler avant. Ainsi va le progrès.

Je me souviens qu'au lendemain de mon premier jour dans le métier, j'avais ressenti une joie immense, une fierté et une folle euphorie, en ouvrant le journal et en tombant sur ce tout premier texte signé par moi et publié dans le journal. Publiée! Moi!

J'avais à peine 20 ans. Je savais écrire, mais c'était à peu près tout ce que je savais faire, et voilà que les mots sortis de mon esprit se retrouvaient imprimés noir sur blanc, dans le journal. Voilà que j'étais devenue quelqu'un de publiable. Pas seulement une fois par accident, mais tous les jours de la semaine. Le bonheur!

Mais être publiée est une chose. Être lue en est une autre, pas mal plus importante. Car à quoi sert-il de faire ce métier s'il n'y a pas un lecteur à l'autre bout, qui commente, questionne, qui est d'accord ou pas, et qui poursuit à sa manière l'échange et la conversation?

On a beau ne pas toujours rencontrer ces lecteurs invisibles qui nous suivent, on sait qu'ils existent. On sait d'ailleurs que des centaines de milliers d'entre eux ont migré sans effort vers La Presse+ dès les premiers jours de son apparition. On sait aussi qu'il reste une poignée d'irréductibles qui acceptent mal la dématérialisation du journal. Ils veulent pouvoir tenir La Presse entre leurs mains, la palper, la toucher, tourner ses pages, découper ses recettes, archiver un de ses cahiers. Et aussi, ne l'oublions pas, allumer leur feu de foyer avec les restes de La Presse ou y envelopper leur poisson ou leurs pelures de patates. Les journaux d'hier sont les cimetières d'aujourd'hui, qu'ils disent.

Certains, demain matin, seront en deuil de leur rituel. Ils s'ennuieront du journal ouvert sur la table de cuisine et frappé ici et là d'un cerne de café. Je pense à Ginette, de Longueuil, qui me faisait part de sa déception. Je suis très techno, très moderne, m'a-t-elle écrit, mais ma Presse papier, c'est pas pareil!

Je la comprends, mais je comprends aussi que les temps changent. L'époque n'est plus à la lourdeur ni à l'accumulation. Elle est à la légèreté, à la transparence, à la transhumance, à la dématérialisation. Et ce que nous découvrons un peu plus chaque jour, c'est que le support, en fin de compte, n'a plus tant d'importance. Le support n'est qu'un accessoire. Ce qui compte, c'est le contenu. Tant que le contenu continue d'exister, tant qu'il reste fidèle à sa mission d'informer les gens pour leur permettre d'être libres et de faire des choix éclairés, tout va.

Demain, La Presse ne sera plus dans les kiosques ni sur le pas de votre porte, sauf le samedi. Elle n'existera plus sous sa forme physique, mais nous, ses journalistes, serons toujours là, à pied d'oeuvre, dans une salle de rédaction qui a peut-être connu des mises à pied mais qui n'a pas fermé ses portes, loin de là.

Un journal, c'est la conscience d'une nation, disait Albert Camus. Tant que la salle de rédaction de La Presse, avec sa masse critique de journalistes, continuera d'exister et de publier tous les jours La Presse+, la conscience de la nation pourra dormir en paix. Quant à nous, ses journalistes, nous veillerons.