Natasha Ivisic et moi avons beaucoup de choses en commun. Nous avons le même prénom. Nathalie en français, Natasha dans les langues des Balkans. Nous sommes d'origine slave. Nous avons étudié en cinéma, pas à la même époque, mais dans les mêmes institutions: d'abord au cégep Saint-Laurent, puis à Concordia. Plusieurs choses nous séparent aussi, dont une plus fondamentale que les autres: le voile islamique. Pendant 13 ans, Natasha a porté le voile. Elle en a même fait le sujet d'un documentaire qu'elle a coréalisé.

Je porte le voile est sorti en 2009 et a fait pas mal de bruit, notamment parce qu'à la fin du film, Natasha décide de ne plus porter le voile, un dénouement qu'elle n'avait pas prévu, mais qui s'est avéré une suite logique à ce qu'elle vivait à l'époque.

J'ai retrouvé Natasha au café Baobab à Verdun au plus fort de la tourmente des Janettes et des anti-Janettes, ce collectif de psys de McGill qui ont signé une lettre ouverte dans The Gazette. Contrairement à ce que j'ai écrit, les psys et chercheurs n'étaient pas tous des hommes. Près de la moitié étaient des femmes, un fait qui m'avait échappé et que je corrige aujourd'hui.

Toujours est-il que je voulais savoir ce que Natasha était devenue, ce qu'elle pensait du débat hautement émotif entourant le voile et, surtout, si elle avait remis le sien. J'ai eu ma réponse en voyant Natasha s'avancer dans le café avec sa magnifique crinière rousse, la tête nue, comme on dit. J'emploie cette expression sciemment, car dans la religion musulmane, les vêtements servent à couvrir la nudité des femmes et le voile à couvrir la nudité de leur tête. Voilà pour une première précision.

Pour le reste, Natasha m'a expliqué que mettre un voile ou décider de l'enlever, c'est le même geste lourd de sens qu'en aucun cas, on ne peut faire à la légère.

Natasha n'a pas mis un voile du jour au lendemain, pas plus qu'elle ne l'a enlevé du jour au lendemain. «C'est un long processus qui prend du temps à assumer et à accepter», dit-elle.

Fille d'un Bosniaque athée et d'une Croate chrétienne, Natasha a commencé à porter le voile dans la vingtaine. Elle avait épousé un Algérien musulman, sa fille venait de naître et elle avait envie d'être une bonne épouse et une femme respectable. À noter que ce n'est pas son mari, mais les musulmanes de son entourage qui l'ont convaincue de porter le voile.

«J'ai subi bien plus l'influence et les pressions de ces femmes que de mon ex-mari. Pendant trois mois, je mettais le voile et je l'enlevais avant de finalement l'endosser totalement». L'inverse s'est produit 13 ans plus tard lorsque son mariage s'est dissout et que l'aspirante cinéaste est redevenue célibataire.

Natasha est née au Québec et a grandi dans la circonscription de Taillon, autrefois représentée par René Lévesque et Pauline Marois sur la Rive-Sud. Son identité québécoise, comme la mienne, aurait dû aller de soi. Pourtant, elle ne s'est jamais vraiment sentie québécoise. Pourquoi? «Sans doute à cause de mes parents. En quittant la Bosnie, ils sont passés par la France. Ils avaient un plus grand respect pour la culture française que québécoise. Quand je grandissais, ils me disaient qu'il ne fallait pas que je devienne trop québécoise. Les seules fois où je me suis vraiment sentie québécoise, c'est en voyage en France.»

La mise en garde des parents de Natasha peut sembler anodine; pourtant, elle incarne bien le problème de l'intégration des immigrants à notre culture. Sans élan vers la culture d'accueil, sans affection ou respect pour ses particularités, l'intégration se fait mal ou pas du tout. À l'inverse, si l'ouverture et le désir d'intégrer les immigrants ne sont pas au rendez-vous, il n'y aura jamais de rencontre ni de communion identitaire.

Natasha a lu récemment une entrevue de la féministe Élisabeth Badinter, dont elle partage le point de vue.

Badinter estime que la philosophie anglo-saxonne du différentialisme a gagné sur la philosophie des Lumières. Désormais, on mise sur ce qui distingue les êtres humains plutôt que sur leurs ressemblances. Badinter en conclut que le multiculturalisme anglo-saxon pousse au séparatisme plutôt qu'à la solidarité et favorise l'oppression religieuse «car chacun s'aligne sur sa communauté et l'universalisme se meurt».

Natasha est bien d'accord. C'est pourquoi elle trouve le débat sur la Charte nocif. «Plus on attaque le voile, dit-elle, plus on nourrit l'intégrisme. Les musulmans se disent: ils nous détestent, mais ce n'est pas grave, Dieu est avec nous. Avant de s'en prendre aux femmes voilées, on devrait plutôt se pencher sur les écoles religieuses qui, au lieu d'encourager l'intégration des jeunes, l'empêchent. C'est pas mal plus grave que le voile.»

Natasha croit que si on cessait de montrer d'un doigt accusateur uniquement le voile et qu'on s'occupait des problèmes plus nombreux et criants d'intégration, les voiles finiraient par tomber tout seuls.

Est-ce une vision angélique des choses, je l'ignore. Chose certaine, à l'avenir, il faudra tout faire pour que des filles comme Natasha, nées et élevées ici, aient le sentiment d'être québécoises à part entière et pas seulement quand elles font un voyage en France.