Toute la semaine, notre chroniqueuse Marie-Claude Lortie présente des entrepreneurs québécois qui ont tenté leur chance en Europe.

«  Je n'ai pas d'avantages sociaux, pas de vacances, pas de congé de maternité. Tout repose sur mes épaules. C'est très dur. Mais je ne pourrais pas faire autrement.  »

Nous sommes dans une minuscule boutique, pas très loin du chic Corso Como, à Milan, et la Québécoise d'origine Nathalie Jean, architecte devenue joaillière, parle de l'entreprise qu'elle a fondée et dont elle est l'unique propriétaire : une bijouterie de grand luxe dont elle dessine tous les colliers, bagues, bracelets et autres boucles d'oreilles.

L'aventure a commencé il y a près de 30 ans, alors que les horizons de jeunes architectes québécois étaient particulièrement bouchés pour cause de traumatisme généralisé post-Jeux olympiques. Après avoir travaillé un peu comme architecte avec Peter Rose à Montréal, la jeune diplômée de l'École d'architecture de l'Université de Montréal, étudiante de Melvin Charney, décide de partir. Direction Italie.

Une amie d'amie lui avait parlé de la possibilité de travailler à l'agence du Milanais Ettore Sotsass. La jeune Montréalaise ne parle pas un mot d'italien. Qu'importe, elle n'hésite pas longtemps avant de partir pour la métropole italienne qui, elle, vit alors des moments grandioses en matière de design.

« J'ai travaillé chez Sotsass comme architecte, puis je suis partie avec un autre designer qui a fondé sa propre agence, puis je suis partie à mon compte comme architecte », explique-t-elle. On est dans les années 90, les affaires vont bien. Elle voyage dans le monde entier, construit des maisons, des commerces, des bureaux, en Asie autant qu'à New York.

Mais les années passent, et Nathalie Jean se rend compte d'une évidence : elle n'a plus envie de faire exécuter ses créations par d'autres, avec tous les compromis que cela nécessite, et elle a envie de travailler avec ses mains.

En plus de son travail, elle part étudier la joaillerie et met tranquillement de l'argent de côté pour acheter de la matière première, coûteuse, pour exécuter ses premières créations.

Il n'est pas question d'emprunter aux banques italiennes ni d'aller chercher des investisseurs privés. Elle tient à garder le contrôle sur tout et lance tranquillement son entreprise, de chez elle, puis elle ouvre un atelier. En 1998, sa carrière de joaillière est lancée.

Il y a six ans, elle a carrément fermé son agence d'architectes pour se consacrer uniquement à cette passion et ouvrir sa propre boutique en 2014, même si la bureaucratie italienne, la réglementation et les assurances sont un cauchemar, assure-t-elle. L'été dernier, toutefois, elle a vendu son atelier de fabrication, convaincue d'avoir enfin trouvé les bons artisans à qui sous-traiter.

Nathalie Jean vend ses pièces partout dans le monde à partir de sa boutique et dessine aussi parfois des pièces pour de grandes maisons, comme Christofle ou Versace et d'autres qu'elle ne peut nommer, car l'anonymat du designer fait partie du contrat.

En outre, la New-Yorkaise Donna Karan lui a acheté deux collections.

« Mais je ne fais pas de la production en série comme Tiffany ou Bulgari. Je fais des pièces une par une. Des pièces uniques. Des séries limitées. » - Nathalie Jean

Des séries limitées, aux prix illimités...

Nathalie Jean travaille pour une clientèle qui n'aime pas se retrouver avec le même collier que la voisine.

Tous ceux qui oeuvrent dans ce marché de grand luxe en Europe ont été durement frappés par la crise de 2008, et Nathalie n'y a pas échappé. Les commandes de design des grandes maisons ont cessé toutes ensemble, d'un coup. Le carnet de commandes a fondu. Le marché a depuis remonté, mais lentement, et n'est jamais revenu au niveau pré-crise. Son chiffre d'affaires ? « Je ne le dirai pas pour cette année ! En ce moment, je ne vends qu'à des Américains, explique-t-elle. Un peu à des Français, des Belges... » Mais aussi jusqu'en Chine. Les Italiens ne sont pas ses meilleurs clients. Ils aiment les grandes marques, dit-elle. Prada, Gucci...

Actuellement, pour développer son marché, c'est à Londres ou à New York qu'il faut aller et s'y installer avec des boutiques éphémères de haut niveau. Quand on vend des colliers uniques de plusieurs milliers de dollars, il faut presque faire affaire avec des galeries d'art. « Je ne fais pas de recherches de marketing pour savoir où aller et c'est mon ex-mari graphiste qui fait mes communications. J'ai aussi un peu d'aide d'une Milanaise pour les relations de presse. » D'ailleurs, Nathalie Jean ne compte plus les grands magazines qui ont parlé d'elle.

« Mais la vente, c'est surtout moi qui la fais directement », explique-t-elle. Elle sort beaucoup, fréquente des cercles cossus, artistiques, a un réseau important. Le bouche-à-oreille joue un rôle crucial dans sa stratégie de vente. « Une fois, j'étais dans une soirée en train de manger et un grand galeriste new-yorkais est venu me demander où j'avais pris mon collier. Je lui ai répondu que c'était moi qui l'avais fait. Il m'a demandé de l'acheter, là, sur-le-champ. Je lui dis : "D'abord, est-ce que je peux terminer mon dîner ?" »

NATHALIE JEAN EN QUELQUES CHIFFRES

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La somme d'argent empruntée aux banques ou à des investisseurs privés pour se lancer en affaires.

2014

Date d'ouverture de sa boutique, rue Solferino à Milan, 16 ans après avoir lancé son entreprise de joaillerie.

40 000

En euros, le prix du collier le plus cher en boutique.

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Le nombre de minutes passées comme salariée depuis qu'elle habite en Europe, soit depuis près de 30 ans. Elle est depuis toujours à contrat ou entrepreneure.

Un guide : Quand Wallpaper fait un guide sur Milan, c'est à la bijoutière d'origine québécoise que le magazine demande des bonnes adresses.