Chaque été, c'est la même histoire. Je me retrouve dans Charlevoix au bord du fleuve Saint-Laurent et une fois rendue là, je peste contre l'absence d'un port de pêche et de poissonniers indépendants où l'on trouverait des poissons frais de la région, pêchés dans la journée.

Chaque fois, je me demande comment il se fait que de l'Europe à l'Asie, même sur la côte est américaine, toute visite au bord de la mer est presque systématiquement synonyme de poissonnerie bien remplie de produits locaux rutilants.

Je me mets à rêver et je me vois dans les Pouilles, en Catalogne, en Thaïlande, sur l'île de Ré, à Cape Cod, en train de demander les noms de bêtes dont les pêcheurs, parfois, ne connaissent les appellations qu'en patois local.

Et puis j'ouvre les yeux et je n'ose même pas regarder ce qui est vendu au supermarché local. Trop peur d'y voir du tilapia d'élevage provenant du Vietnam. Ou peut-être des crevettes costaricaines.

Au Québec, manger du poisson québécois n'est pas impossible, mais c'est devenu presque un tour de force.

«Il y en a, mais c'est difficile à trouver», explique le chef Samuel Pinard de La Salle à manger à Montréal, qui avait hier du flétan gaspésien à son menu. «Il faut chercher.»

Ironie suprême, même les ÎIes-de-la-Madeleine sont en manque.

«Cet été, il n'y a rien du Québec ici», explique Ronnie Delaney, propriétaire de La Poissonnière à Cap-aux-Meules.

En plein milieu du golfe, au coeur d'eaux encore riches en ressources halieutiques malgré les moratoires sur certaines espèces spécifiques, le vendeur n'arrive pas à avoir du poisson local pour son commerce.

Il vend des morues, baudroies, flétans du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse, de Terre-Neuve aussi. Mais du Québec, il n'a pratiquement rien. Il compte sur une journée de flétan, sept heures de pêche le 15 août prévues par Pêches et Océans Canada, pour voir les pêcheurs lui apporter assez de poisson à congeler pour pouvoir en revendre durant une partie de l'année. Mais c'est tout. Oh et peut-être un peu de maquereau.

Théoriquement, le Québec est maintenant doté d'une politique de souveraineté alimentaire encourageant la diffusion et la consommation de produits régionaux. Mais en réalité, c'est toujours aussi difficile.

Aux Îles, le pêcheur Ghislain Cyr, jadis spécialiste du flétan, se morfond. «Ils ont mis sur papier leur politique de souveraineté alimentaire. C'est bien. Mais pour nous, c'est toujours pareil. À part le maquereau et très peu de flétan, il n'y a pas de poisson d'ici sur les tables.»

Pourquoi les pêcheurs québécois ne peuvent-ils pas simplement prendre leurs palangres et partir pêcher du poisson qu'ils rapporteront plus tard pour le vendre sur le marché local? À cause de toute une série de facteurs complexes qui s'imbriquent les uns dans les autres.

Depuis le moratoire sur la morue, les pêcheurs se sont beaucoup convertis au homard. Donc, les prises secondaires de la pêche traditionnelle ne font plus partie de la réalité. En outre, la pêche au homard utilise une grosse partie des ressources, notamment la plie et le maquereau, des poissons qui se retrouvent pêchés non pas pour consommation humaine, mais pour l'appât.

En outre, à cause de l'effondrement des stocks de morue dans le passé, Pêches et Océans Canada surveille très étroitement - trop, selon certains pêcheurs - la pêche des autres stocks et émet parcimonieusement les permis. Aux Îles, plusieurs aimeraient que le ministère soit plus flexible pour permettre au moins la pêche ponctuelle, pour une consommation locale.

Pourquoi les restrictions imposées aux grandes pêches industrielles doivent-elles nécessairement toucher tout le monde? demande-t-on. Pourquoi ne pas avoir des règles flexibles qui s'adaptent à la réalité actuelle, notamment le désir des communautés côtières et de leurs visiteurs de manger du poisson frais du jour?

À Pêches et Océans Canada, on réplique qu'il faut aussi parler au MAPAQ, le ministère québécois des pêches, qui veille à la mise en marché des produits. Si le poisson québécois n'est pas sur nos tables, c'est à lui qu'il faut demander pourquoi, affirme-t-on.

Et la commercialisation est effectivement un autre champ de complications. Aux Îles, par exemple, même si les pêcheurs voulaient se lancer dans la pêche au sébaste, par exemple, il n'y a plus d'usine de transformation. Il y en a pour le crabe des neiges, qui part à 95% vers le Japon - essayer de trouver du crabe local en pleine saison peut s'avérer une quête impossible! -, mais pas pour le poisson. Donc, les pêcheurs n'ont pas de débouchés garantis, ce qui ralentit leurs ardeurs...

Une entreprise montréalaise de distribution de produits du terroir, Société-Orignal, consciente de ce fossé entre la multiplicité et la richesse des ressources québécoises d'une part et les difficultés des restaurateurs et des consommateurs à acheter des produits de la mer québécois d'autre part, a décidé de chercher une solution au problème.

Son idée: commercialiser directement des produits boudés comme les crevettes de roche ou alors carrément les prises secondaires des pêcheurs, notamment en Gaspésie et sur la Côte-Nord.

Ce ne sont même pas les poissons qui sont pêchés en trop en vertu des quotas, explique Cyril Gonzales, un des fondateurs de l'entreprise. Ce sont les poissons qui restent pris dans les filets et ramenés à terre, une fois le trop-plein remis à l'eau. Et ce sont ces prises, dont de petites quantités marginales mais qui peuvent nourrir bien des gens si on ne les jette pas à la poubelle, que l'on commence à vendre doucement, sur le marché de la restauration montréalaise, notamment. Il y a du turbot, de la plie...

Ce n'est pas facile, explique l'entrepreneur. Même les chefs ne savent pas toujours quoi faire avec ces poissons qu'on connaît peu ici, qu'on n'a jamais commercialisés. On commence à en manger chez Lawrence dans le Mile End ou à la Maison Publique, deux bonnes tables montréalaises.

Mais Gonzales est convaincu que ce marché peut se développer.

Convaincu que les Québécois sont prêts à manger plus que les crevettes, morue, flétan, homard québécois que l'on connaît déjà, prêts à découvrir toutes les victuailles totalement méconnues que cachent nos riches univers maritimes.