C'est une image forte. Parce qu'elle dérange, elle secoue, elle remue. Parce que c'est une image qui renvoie à une autre image, encore plus forte. C'est une oeuvre d'art qui rappelle un drame qui nous a tous interpellés. Une mise en scène provocatrice, que tous ne trouvent pas du meilleur goût.

L'artiste et dissident chinois Ai Weiwei a recréé sur une plage de galets de l'île de Lesbos, en Grèce, la tristement célèbre scène du corps inanimé du jeune Aylan Kurdi, figure angélique et emblématique de 3 ans, échoué sur une plage turque, le visage caressé par la mer.

Weiwei est lui-même couché face contre terre dans cette oeuvre monochrome du photographe Rohit Chawla, prise la semaine dernière et destinée à une exposition inaugurée samedi en Inde. Pour certains, c'est la récupération éhontée de la mort déjà hyper médiatisée d'un enfant. Pour d'autres - j'en suis -, c'est un hommage par l'art au courage des réfugiés, syriens et autres, à travers le rappel nécessaire d'une image symbolique, terrible, qui a secoué l'opinion publique mondiale l'automne dernier. Une opinion publique qui n'a guère été secouée depuis...

Ai Weiwei, 58 ans, prépare un mémorial aux réfugiés dans l'île de Lesbos, où il accueille des étudiants depuis le mois dernier dans un studio provisoire. Son installation est composée de débris et de diverses pièces provenant des embarcations de fortune des réfugiés. Quelque 1000 personnes, en majorité des enfants, sont mortes en tentant la traversée de la Turquie à la Grèce depuis janvier 2015.

Weiwei, qui souhaite sensibiliser davantage le public au sort des migrants, a choisi la semaine dernière de mettre un terme à deux de ses expositions, à Copenhague et à Aarhus, afin de protester contre les mesures du gouvernement danois visant à dissuader de nouveaux réfugiés syriens de venir au Danemark.

«Ma manière de protester est de retirer mes oeuvres de ce pays. C'est très simple, très symbolique», a-t-il déclaré au quotidien londonien The Guardian

«C'est un geste très personnel et spontané. Celui d'un artiste qui ne veut pas seulement être témoin des événements, mais qui veut agir.»

Son geste, sans conteste, est éminemment politique. «Je montre du doigt tous les gouvernements qui refusent de faire face à cette crise humanitaire, qui refusent de résoudre le problème et de mettre un terme à cette tragédie, dit-il. Elle n'est pas terminée. Elle se poursuit. Aucune nation ne peut s'en dissocier.»

Ce n'est pas la première fois que l'artiste de réputation internationale utilise sa notoriété pour attirer l'attention médiatique et dénoncer une situation qu'il juge inacceptable. Avide utilisateur des médias sociaux, critique infatigable du régime, Weiwei avait été arrêté et détenu pendant 81 jours, puis assigné à résidence par les autorités chinoises en 2011, sous prétexte de fraude fiscale (l'excellent documentaire Ai Weiwei: Never Sorry est consacré à cet épisode).

Architecte de formation, coconcepteur du stade national de Pékin - le fameux «nid d'oiseau» des Jeux olympiques de 2008 -, Weiwei est de nouveau autorisé à voyager à l'étranger depuis juillet seulement. Il n'a pas perdu de temps avant de profiter de sa liberté, et de susciter avec cette photo un malaise chez plusieurs commentateurs, ici comme ailleurs.

L'oeuvre soulève surtout à mon sens quantité de questions fondamentales. Pourquoi sommes-nous sensibles à certaines images et pas à d'autres? Pourquoi oublie-t-on de plus en plus rapidement les images qui nous ont marqués? Est-ce le rôle de l'artiste de déranger, de secouer, de remuer, de choquer, de provoquer, de conscientiser? L'artiste a-t-il un devoir de mémoire?

Samedi, jour même où la photo controversée d'Ai Weiwei a été dévoilée, la crise des migrants a fait 37 nouvelles victimes, la plupart syriennes, noyées dans la mer Égée à seulement huit kilomètres des côtes de l'île de Lesbos. Parmi elles, dix enfants et quatre bébés de moins de 2 ans.

«Les images des corps inanimés sur les côtes n'étaient pas sans rappeler celle du petit Aylan Kurdi, qui avait été retrouvé gisant sur une plage turque l'année dernière», précisait la dépêche de l'Agence France-Presse, publiée dimanche dans nos pages.

Sur le site du journal Libération, mon regard s'est posé bien malgré moi sur l'image d'un garçon. Il était allongé sur le dos, sans souliers, des chaussettes bleues aux pieds. Il gisait entre les rochers, sur des cailloux, une tuque bleue à pois jaunes et blancs recouvrant son visage. Des pantalons de velours, un chandail azur sur une camisole blanche, une veste marine ouverte recouvrant de ses manches ses petites mains. Deux ans, trois ans peut-être.

J'ai pensé, forcément, à mes propres fils. À cet instant précieux de la petite enfance où je les habillais moi aussi de plusieurs couches, veste sur chandail sur camisole, allongés sur le lit, caressant leurs pieds avant d'y glisser des chaussettes. Je me suis demandé, ému, quel était son prénom, à l'enfant aux pantalons de velours. Samir? Ahmed? Paul?

Il restera sans nom, un mort parmi des milliers d'autres morts. Anonyme. Un enfant fuyant la guerre, reposant en paix. Et si d'aventure, un artiste tentait symboliquement de garder son souvenir en vie, je l'en remercierais. Il ne serait pas disparu en vain, dans la mer de notre indifférence.