Ils ne s'en sortiront pas. Personne ne s'en sort ces jours-ci. Il n'est question de la Charte des valeurs du Parti québécois que quelques secondes dans Deux, le nouveau spectacle de Mani Soleymanlou, créé avec la collaboration d'Emmanuel Schwartz au théâtre La Chapelle.

Quelques secondes d'une pièce sur le thème de l'identité, qui renvoient à une multitude de questions d'actualité: Quelles sont ces «valeurs québécoises»? Qu'est-ce qu'un «Québécois de souche»? Quand un «étranger» devient-il québécois? Qu'est-ce qui différencie le «nous» du «eux», le juif du musulman, le Québécois du Canadien? Et pourquoi un Iranien qui a fui le régime des mollahs n'est-il pas devenu homme de ménage comme Tony Danza dans Who's the Boss?

Tant de questions complexes dont Mani Soleymanlou préfère rire plutôt que d'en pleurer, dans ce spectacle brillant, drôle et émouvant, qui peut, oui, être interprété comme une métaphore du débat insoluble secouant en ce moment le Québec.

Mani Soleymanlou est né à Téhéran, qu'il a fui avec ses parents pour Paris à l'enfance, puis pour Toronto à l'adolescence, avant de s'installer à Ottawa puis Montréal, où il réside depuis 10 ans. De ce bagage culturel atypique, l'auteur, metteur en scène et comédien a tiré un spectacle solo très remarqué, Un, présenté l'automne dernier à La Chapelle, puis une centaine de fois, en français et en anglais, au Canada, à New York et à Paris.

Une pièce autobiographique sur l'exil et le vide identitaire, que Mani Soleymanlou a voulu combler (ou pas, ce n'est pas clair) sur scène, et qui lui a inspiré cette suite. D'Un à Deux, donc, ce diplômé de l'École nationale de théâtre est passé du monologue au dialogue. Dans un même décor de chaises vides, toujours tenaillé par le doute identitaire. Doute qui, ironiquement, lui a permis d'affirmer son identité artistique.

La remise en question est au coeur de ce deuxième spectacle, en forme de conversation et de confrontation avec Emmanuel Schwartz. Une oeuvre coup de poing, magnifiquement écrite et interprétée, qui se moque des conventions habituelles grâce à un brillant jeu de mises en abyme.

Emmanuel Schwartz se fait d'abord le double de Mani Soleymanlou, livrant des extraits d'Un, avec Soleymanlou à ses côtés, en metteur en scène prodiguant ses conseils. «Bullshit!», s'écrie-t-il ensuite à propos d'un passage de son solo, le désavouant comme s'il était désormais désuet. Le public est témoin de cette déconstruction, comme s'il assistait à une répétition.

L'exercice est aussi fascinant qu'amusant. On sent le regard distancié de Soleymanlou sur son oeuvre, rempli d'autodérision, sincère et lucide. C'est dans cette authenticité, cette intelligence, cette façon qu'a l'auteur de se confronter à ses certitudes que Deux puise toute sa force. Voilà un spectacle qui donne à réfléchir, qui s'imprègne des heures durant, tout en restant diablement divertissant.

Soleymanlou et Schwartz, grâce à leurs mots, leur faconde, leur gestuelle, m'ont littéralement fait pleurer de rire. En caricaturant l'intolérant (nous le sommes tous à des degrés divers): celui qui craint l'islam comme le retour de la peste ou celui, du chic Plateau-Mont-Royal, se sentant menacé dans son quartier par l'immigration française depuis que son fils dit «tartine». L'auteur propose dans le même esprit un extrait de l'hilarante tribune téléphonique Franchement Soleymanlou, où un immigrant livre sans filtre le fond de sa pensée, à la manière de certains animateurs bien connus.

Deux, un dialogue fin et percutant, plonge le spectateur à la fois dans les mécanismes du théâtre et dans l'intimité d'une amitié tourmentée par les questions d'identité. Du moins, c'est ce qu'il nous semble. Le duo, même si sa matière première est autobiographique, n'hésite pas à se jouer habilement de nous.

Mani Soleymanlou et Emmanuel Schwartz sont, à l'évidence, des amis. Ils ont en revanche un rapport à l'identité pratiquement aux antipodes. Soleymanlou est habité par sa quête identitaire. Schwartz, un Montréalais pur sucre d'érable, fils d'un père anglophone juif et d'une mère francophone chrétienne, ne semble pas s'être beaucoup préoccupé de son héritage culturel. Jusqu'à aujourd'hui...

Cela tient peut-être au fait que l'un, barbu à la peau mate avec un nom qui compte triple au Scrabble, est constamment assimilé à cet «Arabe» que tous craignent depuis le 11-Septembre (même s'il est d'origine perse). Et que l'autre, blanc, avec un franc accent québécois, a un patronyme qui rappelle un célèbre restaurant de smoked meat détenu par le mari de Céline Dion (d'origine syrienne, au demeurant).

Emmanuel Schwartz est extrêmement émouvant lorsqu'il se demande s'il est légitime de s'interroger sur ses racines, de se prononcer sur le conflit israélo-palestinien ou sur l'indépendance du Québec. Son identité, constate-t-il, est plus floue, ou moins assumée, ou moins encombrante, peut-être, que celle de son ami.

«On voit qu'un Noir est un Noir. Mais un Juif... à quoi on le reconnaît?», demande un soldat italien dans Le corps humain, le plus récent roman de Paolo Giordano. «Ça se sait, un point c'est tout. Certains sont juifs, et les autres le savent», répond un compagnon d'armes en se moquant de lui. Emmanuel Schwartz aurait pu poser cette question, tant son désarroi semble grand.

Pourquoi se sent-il si peu interpellé par ces questions identitaires? Pourquoi aurait-il, en raison de la religion de son père, un regard plus éclairé que celui d'un autre sur la colonisation des territoires occupés? Pourquoi n'a-t-il pas manifesté, comme son ami Mani, aux côtés des «carrés rouges» au printemps 2012? Et pourquoi Mani, lui, s'est-il senti si concerné par la «révolution verte» d'un pays qu'il a quitté à l'enfance?

Les deux jeunes artistes rivalisent de réflexions, de mots d'esprit, de blagues, de pas de danse (sur du Michael Jackson), de lipsynch (sur du Gilbert Bécaud), en anglais, en français, en farsi, brouillant les cartes, se brouillant entre eux, se vidant la tête et le coeur, créant et désamorçant des malaises, prenant à partie le spectateur, provoquant rires et vives émotions. Avec une authenticité qui ne peut être feinte. Et un talent aussi prodigieux que renversant.