Ils étaient cinq. Des vrais rapaces. S'agitant autour de leur proie captive, une petite bête (un mulot, une taupe?) désormais impossible à identifier. Il me restait à peine 100 mètres jusqu'à la falaise pour compléter cinq kilomètres de course sur la plage. Ils m'ont regardé sans broncher. J'ai préféré faire demi-tour.

Ce n'est pas tous les jours que l'on se retrouve face à face, fin seul sur une plage déserte, avec des vautours. De gros oiseaux noirs, inquiétants et imperturbables, aux vilaines têtes rouges. Et ce n'est pas tous les jours que cette rencontre a lieu sur le site même du tournage de l'un des plus effrayants thrillers de l'histoire du cinéma, The Birds d'Alfred Hitchcock.

Le célèbre film du «maître du suspense» a été campé et tourné il y a 50 ans à Bodega Bay, à une centaine de kilomètres au nord de San Francisco, en Californie. Une région où l'ornithologue amateur peut observer plusieurs espèces ailées. Ce n'est pas mon cas. L'essentiel de mes connaissances en matière d'oiseaux me provient du baseball (orioles, cardinaux, geais bleus) ou du football (alouettes, corbeaux, faucons). Mais je sais distinguer un vautour d'un colibri...

Quelque 25 000 corbeaux, corneilles, goélands, mouettes et moineaux, entraînés pour l'occasion, ont servi au tournage de The Birds en 1963. Une méchante bande d'Angry Birds, beaucoup plus terrifiants que dans un jeu vidéo, défonçant des portes et des fenêtres avec leurs becs.

Réalisé trois ans après Psycho, le 48e et dernier grand film de Hitchcock ne connut pas le même succès à sa sortie que son prédécesseur, mais il fut néanmoins considéré comme avant-gardiste en raison de la qualité de ses effets spéciaux. Le cinéaste fut d'ailleurs très irrité que son film ne remporte pas l'Oscar des meilleurs effets spéciaux - remis à Cléopâtre -, seule catégorie pour laquelle le film avait été retenu aux Academy Awards.

Cette adaptation libre d'une nouvelle de Daphne Du Maurier met en vedette Rod Taylor, Suzanne Pleshette, Jessica Tandy et Tippi Hedren, jusque-là inconnue, qui n'avait joué que dans des publicités. The Birds, ainsi que Marnie du même Hitchcock tourné l'année suivante, marquèrent à la fois le début et pratiquement la fin de la carrière de l'actrice.

Embauchée pour interpréter le personnage de Melanie Daniels, fille mondaine d'un riche propriétaire de journal qui s'amourache de l'avocat Mitch Brenner (Taylor), Tippi Hedren refusa net les avances de Hitchcock. Vexé, le cinéaste de 64 ans, reconnu pour son goût des jeunes actrices (blondes de préférence), se vengea de cette rebuffade en faisant subir à la comédienne cinq jours de tournage particulièrement pénibles.

Pour la fameuse scène du grenier où Miss Daniels se fait attaquer par une horde d'oiseaux enragés, Hitchcock insista auprès de son équipe pour que de vraies mouettes, plutôt que des animaux mécaniques, soient mises en scène. Tippi Hedren acheva le tournage blessée sous l'oeil par un coup de bec et alitée à l'hôpital, exténuée.

Hitchcock avait du reste exigé un contrat d'exclusivité avec l'actrice, qu'il empêcha de tourner avec d'autres réalisateurs pendant les plus belles années de sa carrière. Le cinéaste fut odieux avec elle, de l'avis général, s'adonnant à un harcèlement sexuel toléré à l'époque. Il ruina ni plus ni moins la carrière de Tippi Hedren, qui fut par la suite contrainte de jouer les seconds violons, au cinéma et à la télévision (entre autres avec sa fille, la comédienne Melanie Griffith).

«Il a gâché ma carrière, mais il n'a pas gâché ma vie», a déclaré en octobre dernier l'actrice, aujourd'hui âgée de 82 ans, à l'occasion de la diffusion à HBO d'un téléfilm portant sur sa relation tordue et malsaine avec Hitchcock. The Girl (surnom donné à Tippi Hedren par «Hitch»), avec Toby Jones dans le rôle du cinéaste, n'est pas le seul film à avoir évoqué récemment cette période faste dans la carrière du réalisateur.

Hitchcock, film plus ou moins réussi, à l'affiche l'hiver dernier avec Anthony Hopkins dans le rôle-titre, s'intéressait à la relation houleuse du cinéaste avec sa précieuse collaboratrice et épouse Alma Reville (incarnée par Helen Mirren) pendant la création de Psycho. Ayant renoncé à son cachet habituel de 250 000$ et optant plutôt pour une part dans les profits du film, Hitchcock s'enrichit de quelque 15 millions de dollars grâce à son oeuvre la plus célèbre.

Mort à 80 ans en 1980, le cinéaste à la silhouette arrondie ne cessa jamais, grâce à un sens inné de la répartie et un humour sardonique, de nourrir son personnage public. Il anima une célèbre émission de télévision pendant des années et se réserva de petites apparitions dans la plupart de ses films (il quitte une animalerie d'Union Square, à San Francisco, avec ses propres chiens, au début de The Birds).

Cinéaste vénéré autant par le public que par la critique - qui l'a pourtant longtemps snobé - l'auteur de Vertigo est devenu, en plus d'une icône populaire, une figure légendaire du septième art. Ce qui ne l'empêchait pas de se comporter en goujat.

Je n'ai pas vu ni subi d'attaque d'oiseaux à Bodega Bay. Les vautours étaient peut-être trop occupés à dévorer leur victime. Mais plus au sud sur la fameuse Route 1, aussi magnifique que périlleuse, j'ai assisté à une scène digne de The Birds.

Après un match, des centaines de mouettes ont envahi d'un coup le superbe stade de baseball des Giants de San Francisco, au bord de la baie. Pour s'attaquer, comme des rapaces, à des restants de frites et de nachos. «Comment ils savent que le match est terminé?», m'a demandé mon fils. «Je n'en ai pas la moindre idée», ai-je répondu, comme Mitch Brenner 50 ans plus tôt.