Au Petit Journal, le défunt hebdomadaire où j'ai appris mon métier, il n'y avait pas de moment plus joyeux que le jeudi midi, alors que les patrons nous emmenaient au « marbre », l'atelier de composition où l'on montait les pages.

Les typographes nous épataient en actionnant les linotypes d'où sortaient les caractères de plomb. Ils nous montraient les lettres rangées dans des casiers de bois - les casses. Sur les tables de marbre, nous relisions, ébahis, nos articles dont tous les caractères étaient inversés. Le « prote », le tout-puissant chef de la compo, animait la cérémonie.

Nous voyions le journal prendre forme, selon une tradition qui remontait à 1450, l'année où Gutenberg inventa l'imprimerie.

Bientôt les presses se mettraient en marche. Nous étions parfois conviés - quel privilège ! - à l'impressionnant spectacle. Aux premiers roulements des machines, les pressiers nous offraient les premiers exemplaires, tout chauds comme des pains sortant du four. Les camions des distributeurs étaient déjà garés dans la cour, prêts à partir.

Nous tenions dans nos mains le produit de notre travail, nous avions sur les mains un peu de l'encre de notre journal de papier.

Nous avions vu et senti concrètement toutes les étapes de sa fabrication jusqu'à l'étape finale, à partir de ce premier moment - le début de la chaîne - où nous avions contemplé, anxieux, la page blanche posée sur le rouleau de nos machines à écrire mécaniques.

Les typographes étaient les princes de l'imprimerie. Ils débutaient dans le métier à 15 ans pour devenir apprentis. Ce n'est pas un hasard que les premiers syndicats de l'histoire aient été fondés par des typographes, car ils étaient l'exception parmi les ouvriers dits manuels : eux savaient lire et écrire, puisqu'ils travaillaient avec des lettres et des mots.

Nous étions tous des artisans. Nos articles, nous les fabriquions comme des couturiers travaillent le tissu : nous taillions, nous effacions à l'encre blanche, nous raturions, nous coupions, nous allongions, nous recommencions. Nous tapions sur des feuillets à copies carbone (à La Presse, celle du pupitre serait envoyée à la compo du 2e étage dans un tube pneumatique). Les typographes, nos premiers lecteurs, savaient qui d'entre nous remettait des copies propres, qui d'entre nous griffonnait des corrections illisibles, et parfois ils corrigeaient les coquilles que le pupitre avait laissé passer.

Un jour, Raymond Grenier, un collègue érudit, voulut citer une expression en grec ancien. Il se procura les caractères dans un atelier du quartier grec et les apporta aux typographes médusés.

L'une des plus belles chroniques de Pierre Foglia, qui fut typographe avant d'être journaliste, se passe en Chine. Il est en reportage. Dans une rue, il aperçoit par une fenêtre à l'entresol un atelier de typographie. Il entre, il va au marbre, examine en expert les casses, les galées. Les typos l'accueillent : il est un des leurs ! Et voilà les Chinois et le grand « guowai » dégingandé qui communiquent dans la langue des typographes, autour des caractères de plomb en mandarin...

À La Presse, il fut un temps où le journal tirait à trois éditions par jour. De gigantesques rouleaux de papier défilaient à une vitesse vertigineuse sur les rotatives, « cette colossale équation d'acier, de fer, de câbles et de cylindres » (Michel Roy). De la salle de rédaction du 3e, nous entendions le grondement souterrain des presses, qui occupaient l'espace où l'on a construit cette année la nouvelle salle de rédaction.

L'encre a été nettoyée, le sol, décontaminé, les lieux sont étrangement propres et silencieux. Nos outils de travail sont blancs, aseptisés, lisses et froids. La production a été dématérialisée. Bienvenue en 2016, chers lecteurs.