Quinze ans après son dernier film, Un crabe dans la tête, André Turpin nous revient avec Endorphine, un drame plus abstrait, qui s'intéresse à l'étrange nature du temps.

2001. Un crabe dans la tête rafle sept prix Jutra avant de connaître une carrière internationale. Le troisième film d'André Turpin, qui est déjà un directeur de la photographie respecté, étonne par l'originalité de sa forme. Il inspire un certain nombre de cinéastes et propulse ses vedettes David La Haye, Isabelle Blais et Emmanuel Bilodeau.

Le vent dans les voiles, le cinéaste originaire de Gatineau aurait pu poursuivre sur sa lancée, se consacrer plus avant à la réalisation, mais il a décidé de retourner à la direction photo, sa première passion et son premier métier. Depuis 15 ans, il avoue même n'avoir jamais revu Un crabe...

Pourquoi ce silence radio ? Renie-t-il son film ? « C'est vrai que dès que j'ai vu le montage final, confesse-t-il, je l'ai un peu rejeté. Je trouvais que c'était très adolescent comme film. Ça m'a fait peur. Je ne le renie pas, il avait ses qualités, mais quand j'y repense, je trouve que c'était immature. En tout cas, c'est très loin de moi aujourd'hui. »

Malgré le succès du film, André Turpin n'a pas eu envie de se relancer dans l'arène. « Je n'ai pas tant de choses à dire que ça. Je n'ai jamais voulu être un cinéaste besogneux. Je me considère plus comme un auteur, je ne suis pas intéressé à réaliser des scénarios pour le plaisir de réaliser des scénarios. Je le fais quand je veux prendre la parole. »

LA NATURE DU TEMPS

Deux ans après l'aventure d'Un crabe dans la tête, André Turpin cherchait une manière de parler de la nature étrange du temps. « J'ai écrit pendant huit ans ce qui est devenu le scénario d'Endorphine, nous dit le cinéaste de 49 ans. Évidemment, je le faisais dans mes temps libres, parce que je n'ai jamais arrêté de travailler comme directeur photo. »

Depuis quelques années, il travaille beaucoup avec Xavier Dolan. Il y a eu ses films Tom à la ferme et Mommy. Mais aussi les vidéoclips College Boy, d'Indochine, et Hello, d'Adèle, le film Juste la fin du monde, actuellement en montage, et son film The Death and Life of John F. Donovan, qui sera tourné cette année.

Bref, sans mauvais jeu de mots, son travail d'écriture sur le temps s'est étiré... dans le temps.

« Dans ses théories sur la relativité, Einstein nous dit que le temps et l'espace forment un bloc qui est déjà écrit, mais que le temps, contrairement à ce qu'on pense, n'est pas constant, nous dit le cinéaste qui se décrit comme un passionné de physique. Le temps passe plus lentement là où la gravité est plus grande, comme sur la terre. On peut donc se demander si le temps est vraiment linéaire. »

Fort intéressant, mais quel lien fait-il entre cette théorie et son scénario de film ?

« Le temps dans les rêves, lorsqu'on se fait hypnotiser ou simplement quand on perd connaissance n'est pas le même, estime le cinéaste qui, plus jeune, se mettait en état d'inconscience en s'étouffant avec une ceinture ! Le réveil est toujours vertigineux. Dans ce vertige, on perd la notion de où on est et quand on est. C'est comme si, à notre réveil, notre horloge redémarrait. On a l'impression qu'il s'est passé 5000 ans ! »

Les premières pages d'Endorphine racontent donc l'histoire d'une jeune fille qui s'évanouit et qui se réveille chaque fois ailleurs dans son histoire.

« C'était une façon de montrer que le temps est non linéaire », précise André Turpin. C'est ainsi qu'est né le personnage de Simone, incarnée à trois moments de sa vie. D'abord par Sophie Nélisse à l'âge de 13 ans, lorsqu'elle est témoin du meurtre de sa mère. À 25 ans sous les traits de Mylène Mackay, envahie par un sentiment de culpabilité. Puis à 60 ans avec Lise Roy, qui incarne le rôle d'une physicienne.

Le meurtre de la mère de Simone (Monia Chokri) est le moteur du film. « Le sentiment de culpabilité de Simone lui fait revivre la scène constamment. C'est une façon de montrer un temps qui tourne, nous dit André Turpin. Il y a quelque chose d'oppressant, de lourd, de viscéral. Mon but est de créer des vertiges, je voulais placer le spectateur dans un état d'inconfort. »

UNE PART D'EXPÉRIMENTATION

André Turpin admet que son film ne plaira pas nécessairement à tout le monde et qu'il relève un peu de l'expérimentation.

« C'est pour un public curieux et allumé, qui a le goût du risque, estime-t-il. C'est un film qui est quand même provocant. C'est sûr que lorsqu'on va au cinéma, on s'attend à décoder une histoire linéaire, simple, avec une morale et des émotions claires. Ce n'est pas le cas. Mon film est beaucoup plus perturbant que ça. Mon but était de mettre le spectateur dans un état émotif, beaucoup plus que de le faire réfléchir. »

Pour la première fois en 25 ans, il a confié la direction photo à son amie Josée Deshaies, qui a notamment travaillé avec Denis Côté, mais aussi avec le cinéaste français Bertrand Bonello.

« Je voulais me concentrer sur le scénario, la direction d'acteurs, la mise en scène, indique André Turpin. Le film était trop complexe pour que je fasse ma propre direction photo. J'ai choisi Josée parce qu'elle est très talentueuse, mais surtout parce que je cherchais quelqu'un avec qui je pourrais dialoguer, comme moi je le fais avec les réalisateurs avec qui je travaille. »

Quelles étaient ses indications ? Il y a deux formes dans le film : la première est un peu plus objective, plus réaliste, avec la présence de la jeune fille qui est témoin du meurtre de sa mère. On suit l'action, on ne la commente pas. C'est plus narratif. Tandis que la deuxième partie est vraiment plus expressionniste. La caméra bouge, le son est plus présent, on entre dans l'inconscient du personnage. C'étaient les deux pôles du film qu'il fallait représenter. »

Évidemment, il n'était pas question de laisser le spectateur deviner ce qui relève de la réalité et la part de rêve ou d'inconscient. « Je ne voulais pas que ce soit clair. Je voulais créer le vertige du rêveur, qui ne sait pas s'il est en train de rêver. Un peu comme dans les films de David Lynch. Je voulais qu'on sème le doute dans l'esprit du spectateur. »

Endorphine prendra l'affiche le 22 janvier.

Trois visions, trois modèles

Philippe Falardeau

> Congorama, C'est pas moi, je le jure!

« Les deux films que j'ai faits avec Philippe étaient très différents. Pour Congorama, on a filmé caméra à l'épaule. C'était plus viscéral. Une caméra très documentaire, plus dardénienne, au service de la réalité du moment. Dans C'est pas moi, je le jure! , c'était beaucoup plus narratif, Philippe voulait quelque chose de plus esthétique, plus soigné. Ce que j'admire chez lui, c'est son intelligence. Sa capacité à réfléchir l'histoire humaine. J'ai vraiment eu l'impression de l'accompagner de près. D'être son frère d'armes. Dans ma direction photo, il a fallu, bien sûr, que je trouve les ambiances et les éclairages qui traduisaient bien sa vision, mais avec Philippe, j'ai plus eu l'impression d'avoir été un assistant, un allié intime. J'aimerais beaucoup coréaliser un film avec lui. »

Denis Villeneuve

> Cosmos, Un 32 août sur terre, Maelström, Incendies

« Je connais Denis depuis longtemps. C'est un chirurgien de l'image. Un esthète. Pour moi, c'est le plus grand filmeur ou capteur d'images dans l'histoire du Québec - avec Michel Brault. C'est quelqu'un qui combine raison, instinct et talent brut. C'est vraiment un grand cinéaste. Avec lui, il y a toujours eu beaucoup d'échanges. Dans Maelström, un film qui est formellement, esthétiquement extrême, il y a une texture d'image fulgurante. Dans Un 32 août, c'était très blanc, très pur, ça m'a influencé dans ma manière d'éclairer. Dans Incendies, la lumière était plus poussiéreuse, l'éclairage, très naturaliste. On a beaucoup joué avec la forme. Il y a une recherche constante avec Denis. »

Xavier Dolan

> Tom à la ferme, Mommy, Juste la fin du monde (en montage), The Death and Life of John F. Donovan (à venir)

« Xavier, c'est complètement autre chose. Tout est au service de l'émotion. Dans la direction photo, c'est vraiment flamboyant, il y a beaucoup de couleurs, beaucoup de mouvements. La caméra est très scorsésienne, elle bouge tout le temps. Il y a plein de détails esthétiques, il a vraiment un langage, qui revient de film en film. Il est aussi très visuel, il a toujours beaucoup de références pour les éclairages, les costumes, ça donne toute l'ambiance du film. Il y a toujours beaucoup de défis dans ses projets. Dans son prochain film, Juste la fin du monde, la lumière est bleutée, plus froide, plus contrôlée que dans Mommy où les couleurs étaient saturées. Il faut savoir s'adapter. »