Le théâtre de 1899 places était plein à craquer. Des jeunes, des vieux, des hétéros, des gais, barbus, tatoués ou crâne rasé, tous membres de la même secte, comme l'a si bien dit l'actrice Tilda Swinton : la secte des fans de David Bowie. C'était vendredi soir au Friedrichstadt-Palast et la Berlinale rendait hommage au grand disparu en présentant son tout premier film, datant de 1976, The Man Who Fell to Earth (L'homme qui venait d'ailleurs) du réalisateur Nicolas Roeg. Tilda Swinton, réincarnation féminine de Bowie, avec sa crête courte et blonde, sa longueur et sa minceur de brindille, s'est avancée sur l'immense scène sous un tonnerre d'applaudissements.

L'actrice a raconté comment Bowie avait été une idole et une inspiration, comment Aladdin Sane fut le tout premier album qu'elle a acheté sans même avoir de tourne-disque et comment à l'adolescence, alors qu'elle était malade et alitée, une amie de ses parents lui avait refilé à lire le scénario de ce qui allait devenir... The Man Who Fell to Earth.

Encore plus étonnant, The Man Who Fell to Earth avait été choisi pour la compétition officielle de la Berlinale en 1976. Il n'a pas gagné. Cette année-là, c'est Buffalo Bill and the Indians de Robert Altman qui a remporté l'Ours d'or, mais un déclic s'est produit dans la tête de Bowie. Quelques mois seulement après avoir foulé le tapis rouge de la Berlinale, il venait s'installer à Berlin au 155 Haupstrasse. Pendant deux ans, il y a partagé un appart avec Iggy Pop. Depuis sa mort et encore aujourd'hui, un parterre improvisé de bouquets de fleurs orne la devanture de l'édifice et une pétition circule pour que la Haupstrasse devienne la rue David-Bowie.

Contrairement à la croyance populaire, The Man Who Fell to Earth n'a pas été tourné à Berlin, mais au Nouveau-Mexique. C'est l'histoire d'un extraterrestre, venu sur Terre en raison de la sécheresse qui sévit sur sa planète et menace la survie de sa femme et de ses deux enfants. Se faisant passer pour Tom Newton, sa détermination à trouver une solution et à retourner vers sa famille, d'abord forte, sera contaminée et flétrie par la télé et le gin. Trop de gin.

Dès les premières images, Bowie crève l'écran et réussit à rester juste tout au long d'un film brouillon typique des années 70, avec des moments fulgurants, des longueurs, un scénario décousu qui semble avoir été écrit sur l'acide et plusieurs scènes de baise frontale où rien n'est laissé à l'imagination, même pour Bowie, maigre comme un pic à glace, mais prêt à tout pour le cinéma. Un film venu d'une autre époque, à coup sûr, mais que la foule a quand même applaudi à tout rompre.

À minuit et des poussières, c'est une armée de fans émus qui s'est déversée dans la nuit d'une ville qui doit beaucoup à David Bowie.

Car même si le chanteur et musicien s'était réfugié à Berlin pour se refaire une santé et régler ses problèmes de toxicomanie, il n'y a pas vécu en moine. De jour, on le voyait souvent au Café Neues Ufer, le premier bar ouvertement gai de l'après-guerre. De nuit, il hantait les bars et les clubs de travestis. Mais il ne faisait pas qu'y traîner son spleen existentiel. C'est à Berlin qu'il a composé la trame sonore pour le film culte Moi, Christiane F..., et à Berlin toujours qu'il a abandonné ses déguisements pour être enfin lui-même. Une magnifique trilogie musicale formée des albums LowHeroes et Lodger en est l'aboutissement.

« Je ne me suis jamais senti aussi libre qu'à Berlin », a-t-il un jour dit, scellant à jamais le sort d'une ville que des milliers d'entre nous ont découverte grâce à lui.

Cela fait maintenant des lustres que Bowie a quitté Berlin, et pourtant son esprit y est demeuré vivant encore aujourd'hui.