« J'espère que ce n'est pas le rôle de ma vie. Je n'ai que 35 ans ! Mais je suis conscient que je n'aurai pas toujours des rôles d'une telle envergure. Alors tant mieux si celui-là me colle à la peau. «

Assis sur un canapé de l'Auberge Saint-Gabriel, Antoine Bertrand peut dire mission accomplie. Après huit ans de gestation, marquée par de longues périodes de flottement, le film sur Louis Cyr sortira enfin sur les écrans québécois vendredi prochain.

Sans dire qu'il était prédestiné à incarner le célèbre homme fort, personne ne peut nier que l'acteur était taillé sur mesure pour le rôle principal. « Je ne connaissais personne qui lui ressemblait autant que moi «, observe le comédien extra-large en souriant dans sa barbe.

Cela dit, se mettre dans la peau de Louis Cyr ne fut pas qu'une simple formalité. Il a fallu à Antoine Bertrand une longue préparation physique et psychologique afin de rendre justice à ce personnage en tous points hors-norme.

Les régimes pantagruéliques qu'il a dû suivre ne sont plus un secret. L'acteur devait manger de quatre à cinq livres de viande par jour pour faire le plein de protéines et atteindre le tour de taille de Louis Cyr, le minimum requis considérant que le Hercule québécois en dévorait le double.

Neuf mois de préparation musculaire ont par ailleurs été nécessaires pour s'approcher de la masse musculaire du champion des hommes forts. L'acteur s'est entraîné quatre ou cinq jours par semaine sous la supervision du culturiste Christian Maurice et de l'homme fort Hugo Girard. Les leçons ont été tellement efficaces que le comédien a fini par être capable d'effectuer un backlift (levée d'une plateforme avec charge humaine) de 900 livres. Tout un exploit... si on oublie que Louis Cyr avait de son temps levé plus de 4000 livres !!

Pour le « mental «, ce fut autre chose. Même si beaucoup de choses ont été écrites sur Louis Cyr, on ne sait pas grand-chose sur l'homme et sa personnalité. Contrairement à ceux qui ont incarné Gerry ou Dédé Fortin à l'écran, Antoine Bertrand avait par le fait même une plus grande marge de manoeuvre pour créer « son « Louis Cyr et humaniser le personnage au-delà des records et des poids lourds.

« Quand on pense à Louis Cyr, la notion de bête de cirque s'installe très vite, explique le comédien. Mais je ne voulais pas jouer Superman. Ni un Jedi. Je voulais qu'il nous fasse penser à quelqu'un qu'on connaît. Je voulais créer quelqu'un de vivant, de sensible et de charismatique. Le chef de police de Sainte-Cunégonde [aujourd'hui Verdun] l'avait décrit comme un homme sobre, honnête et industrieux. C'est un peu le Louis Cyr que j'ai voulu créer. Un bon Canadien français croyant, qui veut aider, qui est proactif, qui a de l'ambition et qui crée son propre emploi. «

Trouver le talon d'Achille

Aussi honnête soit-elle, cette performance n'aurait pas été complète sans une histoire à dimension humaine.

C'était peut-être là le plus grand défi de ce film réalisé par Daniel Roby (Funky Town). Car il aurait été facile de tomber dans une simple succession d'anecdotes et d'exploits athlétiques.

Le scénariste Sylvain Guy évite ce piège en exploitant les aspects plus tragiques de la vie de Louis Cyr. Si les records de l'homme fort sont dûment relatés, l'histoire s'attarde ainsi longuement à l'analphabétisme du héros, qui fut son seul véritable talon d'Achille.

« Ç'a a été long pour trouver l'angle, raconte Sylvain Guy. Mais un jour, je suis tombé sur une entrevue de Louis Cyr où il raconte que, même au sommet de sa carrière, il était resté un ignorant. Je ne voulais pas déboulonner le mythe, mais il n'y a rien de plus plate que la vie d'un winner. Là, ça m'a permis de créer un personnage plus vulnérable et plus accessible. «

Cette lacune serait aussi à l'origine d'un long conflit entre Louis Cyr et sa fille Émiliana (Éliane Gagnon). Craignant que celle-ci ne devienne à son tour une bête de foire sans éducation, l'homme fort l'aurait envoyée, contre son gré dans un pensionnat. L'histoire n'est qu'à moitié vraie, mais cette pincée de fiction permet de donner au film toute la charge émotive dont il avait besoin.

« Je ne voulais pas faire un film de gars, je voulais faire un film qui allait toucher tout le monde, confirme le producteur Christian Larouche. On connaît Louis Cyr, mais il y a plein de choses qu'on ne sait pas sur sa vie. Ça nous a permis de dramatiser plus librement. «

Selon le producteur, cette approche humanisée n'enlèvera rien au mythe de Louis Cyr. Au contraire, elle donnera une épaisseur supplémentaire à ce pionnier du show-business québécois, qui reste, 100 ans après sa mort, une grande figure populaire, pour ne pas dire immense. Au sens propre comme au figuré.

Louis Cyr: l'homme le plus fort du monde prend l'affiche le 12 juillet.

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La grande époque des hommes forts


C'est indiscutable. Prouvé. Homologué. Louis Cyr fut l'homme le plus fort de son temps.

Mais qui étaient donc les autres ? Six portraits pour s'y retrouver.

Louis Cyr (1863-1912)

Levée à un seul bras d'un haltère de 273 lb ¼ à Londres en 1892. Retenue de quatre chevaux courant en direction contraire (Montréal, 1891) Levée d'une plateforme de 4337 lb (Boston, 1895). Personne - ni alors ni 

depuis - ne s'est même jamais approché des records de Louis Cyr. Le plus incroyable est que l'homme fort québécois ait accompli tous ces exploits sans aucune technique ! Selon l'écrivain Paul Ohl, biographe de Louis Cyr, l'athlète québécois a littéralement « inventé la démonstration de la force brute » comparativement à la « force-truc » qu'employaient la plupart de ses rivaux. Il fut d'ailleurs le premier à exiger que les poids soient pesés devant public avant les démonstrations. Pas étonnant que tous les grands hommes forts de l'époque aient refusé d'affronter ce monstre de puissance physique, qui était tout simplement hors de leur portée.

Horace Barré (1872- ??)

Homme fort de plein droit, Barré est à Louis Cyr ce que Salieri était à Mozart. Voué à rester dans l'ombre de son mentor, il a quand même eu ses moments de brillance (backlift de 3890 lb) héritant même du titre de champion du monde après la retraite de Louis Cyr - dont il ne possédait malheureusement ni le coeur ni le charisme.

Apollon (1862-1928)

De son vrai nom Louis Uni, ce colosse français a fait sa gloire en soulevant le fameux « axe d'Apollon », un essieu de wagon de chemin de fer de 38 mm de diamètre au bout duquel étaient fixées deux roues de métal, le tout pesant 366 lb.

Hector Décarie (1880- ??)

Champion du tir au poignet, la «Merveille» fut le dernier homme fort à affronter un Louis Cyr malade en 1906, dans un simulacre de compétition au parc Sohmer. La soirée ne fit pas de vainqueur. Décarie a pris sa retraite au début des années 40, bien après la mort de 

Louis Cyr.

Eugen Sandow (1867-1925)

Le rival fantôme. Très populaire de son temps, ce Prussien est considéré comme le père du culturisme moderne. Son corps esthétique et ses talents d'amuseur en ont fait la coqueluche du jet-set et de la haute bourgeoisie britannique de l'époque, l'amenant même à rejoindre la troupe des Ziegfeld Follies. Il refusera toutefois de se mesurer à Louis Cyr, pourtant venu jusqu'à Londres pour le défier.

Victor Delamarre (1888-1955)

Émergeant quelques années après la mort de Louis Cyr, « l'homme fort de Lac-Bouchette » était un phénomène, considérant ses 5 pi 6 po et ses 160 lb. On dit que sa colonne vertébrale était surdimensionnée, ce qui lui permettait d'accomplir des exploits vertigineux comme monter à un poteau avec un cheval sur le dos. Son plus grand exploit reste un dévissé à bout de bras de 309 lb, en 1914. Seul problème : il refusait de faire peser ses poids !! Un musée lui est consacré au sanctuaire de Lac-Bouchette, où l'on peut voir ses haltères, les pièces de monnaie qu'il tordait à la main et les sangles qui lui permettaient de harnacher 

un cheval sur son dos.

Photo archives La Presse