Pour son quatrième album, Koriass se penche sur la notion d'«amour suprême». Le pinacle amoureux ici évoqué ne correspond toutefois ni à l'idéal romantique ni à la quête mystique qu'on imagine d'emblée. Pour le personnage qu'incarne ici le MC trentenaire, Love Suprême se veut plutôt le souhait d'un amour indéfectible... de ses admirateurs et de son entourage.

Amour-propre... suprême, en quelque sorte.

Sept mois après avoir offert le plus important spectacle de hip-hop local jamais donné aux FrancoFolies de Montréal, soit sur la place des Festivals avec invités (Loud Lary Ajust, Safia Nolin et Karl Tremblay) et gros orchestre, Koriass interroge donc Narcisse. Pourquoi donc?

«Love Suprême, répond-il, c'est effectivement une quête narcissique pour l'amour du public, une sorte de combat intérieur à travers lequel un rappeur évalue les raisons de son engagement artistique. Avoir du succès ou faire de l'art? Désir superficiel d'entrer dans la légende? Au fond, tous les artistes veulent être éternels; ils souhaitent ainsi que leur oeuvre assure leur pérennité. Leur mort professionnelle est donc très difficile à envisager. What's life after death pour un white rapper keb?»

«Je suis moi-même à risque, père de deux enfants, pas d'études... mais mon but est de durer tout en restant dans l'urgence de mes débuts. À ce titre, ça ne fait qu'empirer avec le temps!»

Suprématie

Dans Love Suprême, le désir narcissique du personnage incarné par Koriass peut même le conduire à un fantasme totalitaire.

«Ça part du malaise ressenti lorsque certains n'aiment pas ce que fait le rappeur. Ça vient vraiment le chercher et il souhaite alors instaurer une sorte de suprématie parce qu'il désire se faire aimer coûte que coûte. Cette suprématie pourrait être carrément dictatoriale, car un dictateur veut aussi que tout le monde l'aime, sans exception. Ce fantasme, en fait, est fondé sur des sentiments bien réels de mon côté: quand je reçois des commentaires négatifs sur ma musique, je m'efforce quand même de les accepter, bien que l'envie de reconquérir soit bien réelle. Évidemment, dans le contexte de Love Suprême, cette envie est exagérée, caricaturée.»

Dans Hate Suprême, cette hypertrophie de l'estime de soi est d'ailleurs pondérée par une conscience intérieure du rappeur, incarnée par la voix de l'acteur Gilbert Sicotte.

Inutile d'ajouter que cette conscience lui rentre dedans: «Elle s'adresse à son arrogance, son hyperconfiance: "Pour qui te prends-tu? Regarde-toi dans le miroir, tu es ridicule!"», indique Koriass.

Petit Love

D'autre part, notre interviewé sait fort bien que Love Suprême ressemble étrangement au titre d'un album mythique signé John Coltrane: A Love Supreme, sorti en février 1965. La notion d'amour mise de l'avant par le génial saxophoniste était purement mystique; absolument rien à voir avec ce dont il est ici question. Alors?

«Je m'approprie le titre de cet album de jazz que je ne pourrai jamais égaler dans 100 ans», admet Koriass.

«À vrai dire, le titre m'est venu au départ sans que je pense à Coltrane. Puis je me suis dit que c'était envisageable pour un album de rap québécois.»

La sortie de Love Suprême succède à un maxi encore chaud, sorti l'automne dernier: Petit Love. On apprendra que les deux enregistrements s'inscrivent dans le même cycle de création.

«Plusieurs chansons ont été composées l'an dernier. En tout, j'aurai rendu publiques 17 chansons depuis l'automne, mais j'en ai fait une vingtaine en tout - le reste apparaîtra peut-être plus tard. Lorsque j'ai réalisé que j'en avais autant, j'ai décidé d'en faire deux projets distincts, quoique les thèmes des chansons de Petit Love soient un peu moins lourds que ceux de Love Suprême

Tout ce corpus de chansons a été coréalisé avec le beatmaker Rough Sound et le renommé multi-instrumentiste et arrangeur Philippe Brault, dont c'est la première véritable expérience hip-hop.

«J'avais lu un article sur lui où il disait écouter beaucoup de rap mais ne pas connaître d'artistes hip-hop au Québec avec qui travailler. Je l'ai croisé par la suite et lui ai passé le message: "Si jamais tu es intéressé..." On a commencé à s'écrire sur Facebook, on s'est échangé des chansons qu'on aimait, je lui ai envoyé des maquettes. Finalement, j'ai décidé de travailler avec lui.»

La méthode de travail fut relativement simple, explique Koriass: 

«J'enregistrais mes maquettes chez moi, soit les bases rythmiques et ma voix, puis Philippe travaillait sur ces structures dans son studio où j'allais le rejoindre régulièrement. Ainsi, il y a beaucoup de synthétiseurs sur l'album, aussi du piano et de la basse. Rough Sound repassait ensuite: filtres, traitements, pesanteur ajoutée dans les beats. Je pensais que Phillippe allait popifier mon travail; ce n'est pas exactement ce qui s'est produit!»

Amour (-propre) suprême oblige...

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Sous étiquette 7ième Ciel, Love Suprême sort aujourd'hui. Koriass en présentera la matière sur scène avec son groupe (y compris Philippe Brault) demain au Club Soda.

HIP-HOP. Love Suprême. Koriass. 7ième Ciel.



Ses artistes préférés

La Presse a demandé à Koriass de nous présenter ses trois artistes préférés. Voici ses choix.

Kendrick Lamar: «Son nom n'est plus inconnu à qui que ce soit. Avec son dernier album, To Pimp a Butterfly, il a 11 mises en nomination aux prix Grammy. Rarement a-t-on vu un album concept qui fonctionne aussi bien, tant par son approche musicale étoffée, aux influences jazz et blaxploitation, que par sa trame narrative ou par la qualité de son introspection et de son engagement social. Il est non seulement le meilleur rappeur en ce moment, mais aussi l'un des artistes les plus importants de notre époque.»

Freddie Gibbs: «C'est un de mes rappeurs préférés; j'aime particulièrement ses collaborations avec Madlib. C'est un des derniers vrais gangsta rappers, son approche musicale est rafraîchissante et créative. Il est aussi un père de famille et il alimente son compte Instagram de photos avec sa fille - un fort contraste avec le personnage qu'il incarne. Voilà, d'ailleurs, une caractéristique que j'ai en commun avec Gibbs.»

Taylor McFerrin: «C'est le fils du légendaire chanteur, compositeur et improvisateur Bobby McFerrin. Son album Early Riser, sorti sur le label Brainfeeder de Flying Lotus, est un de mes coups de coeur des dernières années. On peut facilement trouver des points communs entre Taylor et son père. Ça se trouve quelque part entre le hip-hop et le jazz actuel, sans jamais devenir trop lourd. Un album planant et cohésif qui s'écoute bien d'une traite.»