En voyant défiler les têtes couronnées du Québec, vendredi à la basilique Notre-Dame, il m'est apparu que les bornes chronologiques de mes années à La Presse, qui se terminent avec la présente chronique, auront été constituées par la mort de deux grandes vedettes québécoises.

En fin de course, celle de René Angélil, prévisible et libératrice. L'homme avait le sens du déploiement et de la mise en scène. À l'automne de 1990, il avait choisi le représentant de La Presse pour livrer ses réactions sur Rock et Belles Oreilles et sur l'ADISQ qui avait «laissé» le quatuor chanter I want to pogne, au gala annuel où Céline avait refusé le Félix d'artiste anglophone de l'année. Quelques jours plus tard, au Spectrum, «René» était entouré de son état-major, Vito Luprano, Mario Lefebvre et un autre représentant de CBS, mais il était le seul à parler. Et il n'était pas content: «Y'ont ri d'Céline...» Un battant.

Flash-back 1982. Le premier grand événement auquel j'ai travaillé comme journaliste, quatre jours après mon entrée à La Presse, a été la mort spectaculairement dramatique du coureur automobile Gilles Villeneuve, le samedi 8 mai 1982 à Zolder, en Belgique. Le lendemain, j'avais vu la grosse machine en action pour la première fois. Je me rappelle la tristesse et le silence que seuls rompaient les ordres brefs - «Faut appeler son chum de Berthier», le cliquetis des claviers et la sonnerie (ancienne) des téléphones. Surtout celui de Gilles Bourcier, notre chroniqueur de course automobile du temps, très affecté par la mort de son ami. Rigueur factuelle et recul critique, oui; insensibilité: jamais.

Depuis ce dimanche initiatique se sont écoulés pour moi 34 ans de chroniques, de reportages, d'entrevues, de critiques de spectacles, de livres, de films et de disques; 34 ans de plaisirs et de découvertes.

Profession: journaliste. Spécialité: culture générale. Entouré, toujours, des plus éminents spécialistes - Réginald Martel, Luc Perreault, Claude Gingras, etc. - et de généralistes beaucoup plus cultivés que moi...

Après la Coupe Stanley du Canadien en 1986 - qui va rester l'avant-dernière pour un petit moment encore -, je suis passé aux Arts où on cherchait un «jeune» pour couvrir la radio et servir de «deuxième homme» à la télé... derrière Louise Cousineau. La bande AM vivait ses dernières grandes années avec ses supervedettes et couvrir - et critiquer - les coups de gueule des Pierre Pascau, Gilles Proulx et André Arthur, quand ce n'était pas l'ineffable Le Bigot qui s'emmêlait à Radio-Canada, pouvait s'avérer assez périlleux... «Gilles Proulx a parlé des fumeux de pot du Cherrier, à midi: t'étais dans la gang...» Le bon côté de ces inconvenantes médisances, c'est que j'ai continué à appliquer ce grand principe de guerre (je sortais de dix ans dans l'armée) qui consiste à toujours utiliser le minimum de force pour atteindre l'objectif. Ne déchirer sa chemise que dans les cas de force majeure.

Pendant les années 90, j'ai eu l'honneur de servir comme chef de la division des Arts de La Presse, la plus grosse du Québec. Mandat principal: faire entrer les gros ego dans les petites pages... Plaisir ardent et continu qui atteignait son pic annuel au Festival de jazz où, permettez que je souffle dans ma propre trompette, j'ai fait partie d'un trio de bonne tenue avec mes amis Alain Brunet, une bête jazzistique, et Alain de Repentigny, champion mondial du calembour, mais surtout connaisseur inégalé du rock classique. On se couchait tard, mais on n'en manquait pas beaucoup.

Aux vedettes, j'ai toujours préféré les artistes et les créateurs, bien que les uns n'excluent pas les autres. 

Il y a toutes sortes de monde dans l'autobus du show-business: des imbus et des imbuvables, des boulechiteux et des faiseux, des perdus et des hyper pressés, mais je me souviendrai surtout des brillants, des drôles et des convaincus. Je ne sais pas, par exemple, combien d'entrevues j'ai faites avec Michel Rivard, mais, avec cet artiste total, j'ai toujours appris des choses, parlé sérieux tout en rigolant. Rivard, lui, sait tout le temps si le journaliste a écouté le disque avant l'entrevue, une «mauvaise habitude» développée depuis longtemps à La Presse... J'ai vieilli, sinon grandi, avec les Rivard, Piché, Flynn et Corcoran, mais je me souviendrai avec le même plaisir du grand Michaud, du petit Brach, de Florence K et de Catherine Major.

Trente ans de shows, là, bien comptés, mais je n'ai pas de palmarès, juste quelques absolus. Le premier, indélogeable: le concert de l'OSM à l'aréna de Mégantic qui pleurait encore ses morts; jamais la capacité curative de la musique ne m'était apparue si puissante et profonde. Pour l'intensité dramatique: le gala des Artistes pour la souveraineté, au Forum, avant le référendum de 1995. Et, pour le strict bonheur d'avoir été là, le spectacle de Rufus Wainwright, place des Festivals, au Festival de jazz de 2012. Montréal musique, Montréal plaisir, Montréal «juste du wow!».

Les entrevues ont constitué pour moi l'autre source de plaisir intense. Pour un disque ou pour un livre, avec un débutant ou une star internationale, le défi n'a jamais changé. Premièrement, dans la préparation, pour être à la hauteur du sujet, autant que faire se peut: impossible de rattraper son retard en lectures avant de rencontrer Alberto Manguel... À la hauteur du sujet, mais jamais plus gros que lui ni, par contre, dominé par sa stature ou sa renommée. One on one, d'égal à égal: vous parlez, j'écoute; je pose des questions, tu réponds.

Ma grande fierté, toutefois, ne tient pas dans telle entrevue ou critique, mais dans les gens que j'ai directement contribué à amener à La Presse. On me permettra de saluer ici mon carré d'as personnel: Marc Cassivi, recruté au Cinéma après son brillant tour de Lille; Marc-André Lussier, notre gars des vues volé à la publicité du journal; Jean-Christophe Laurence, un anthropologue de Québec venu étudier l'humanité montréalaise; Mario Cloutier, mon voisin d'îlot, généraliste polyglotte comptant parmi les plus cultivés de mes collègues, passés et présents.

Des regrets? Quelques-uns quand même, mais rien pour nuire à la sérénité de cette retraite volontaire, planifiée et souriante, souriante malgré l'émotion qui m'étreint en écrivant ces lignes. Je n'ai jamais vu Broue et je n'ai pas réussi (encore) à trouver un nom véritable pour le Quartier des spectacles, une des belles réalisations montréalaises des dernières années (mais où est l'esplanade Clark, Monsieur le Maire?). Puis-je, par ailleurs, proposer «SpectraCH» comme future appellation de L'Équipe Spectra qui, c'est dans l'ordre normal des choses, va s'intégrer de plus en plus à la maison mère, le Groupe CH?

Voilà donc l'heure venue de mettre le dernier -30-. Merci à La Presse, mon journal, à mes collègues des Arts et des autres sections - photographes, graphistes, pupitreurs - sans qui le «miracle quotidien» serait impossible. Merci aux artistes, relationnistes et autres indispensables agents de la chaîne parallèle. Aux lecteurs et lectrices qui me faisaient l'honneur de me lire... et de me corriger. Merci à ma vieille mère pour l'accord du participe passé. Merci à la vie de continuer.

Salut!

photo denis courville, archives la presse

Michel Rivard, l'un des artistes que Daniel Lemay a le plus interviewés, lors d'un spectacle au Spectrum, le 2 mai 1988