Depuis 21 ans, l'oeuvre d'Amélie Nothomb se décline en deux «espèces» : les romans avec personnages «fictifs» et les romans avec un personnage nommé Amélie Nothomb. La nostalgie heureuse, 22e ouvrage de l'écrivaine belge née au Japon en 1967, relève de la deuxième catégorie. Et boucle plusieurs boucles, avec brio et émotion, le temps d'un retour au pays du Soleil levant et de l'enfance fervente.

Dès les tout premiers mots de la toute première page, tout est dit ou presque: «Tout ce que l'on aime devient une fiction». Et nul n'ignore l'amour-passion qu'éprouve Amélie Nothomb pour le Japon de sa petite enfance (Métaphysique des tubes), puis de son jeune âge adulte (Stupeur et tremblements, Ni d'Ève, ni d'Adam). De cet amour immense est née une immense fiction d'encre et de papier, dans laquelle ont plongé des millions de lecteurs (ses livres sont traduits dans 40 langues).

C'est d'ailleurs ce qui rend cette Nostalgie heureuse si particulière pour celui ou celle qui a beaucoup lu Nothomb: parce que le livre relate le plus récent voyage de la romancière au Japon, le lecteur a l'impression de revenir, lui aussi, au pays, et de renouer avec des Japonais aimés Nishio-san, Rinri... , qu'il ait ou non jamais mis les pieds sur le sol nippon!

«C'est vrai, c'est ce que vous éprouvez?, lance Amélie Nothomb depuis le bureau que son éditeur met à sa disposition tous les matins à Paris. Ça me ravit ! Si mes souvenirs intimes peuvent devenir ceux de tout le monde, vraiment, ça me ravit. Vous comprenez, poursuit-elle de sa voix au phrasé si caractéristique, c'est un peu un idéal artistique à atteindre.»

Retour sur la genèse de ce livre mi-récit, mi-roman. En avril 2012, Amélie Nothomb retourne au Japon à l'invitation de la chaîne télé France 5, qui désire y tourner un documentaire sur la populaire auteure de Hygiène de l'assassin. «J'ai accepté uniquement parce que c'était Laureline [Amanieux, scénariste et coréalisatrice] qui était à l'origine de ce projet, c'est une amie et une des rares personnes sur Terre en qui j'ai une confiance ab-so-lue, en béton armé.»

Retour en sol nippon

Intitulé Une vie entre deux eaux, ce beau documentaire très bien fait (projeté ici en mars dernier dans le cadre du Festival international du film sur l'art) n'est étrangement pas du tout nécessaire à la compréhension du «roman» La nostalgie heureuse, qui relate pourtant les péripéties, joies et tourments de ce tournage.

Peut-être parce qu'une image vaut peut-être mille mots, mais ne va pas aussi loin ? «Comme je l'ai écrit dans le livre, répond la romancière, l'équipe de tournage ne me dérangeait pas vraiment parce que la caméra ne filme que la surface. Or, il y a de ces endroits à l'intérieur de moi qu'aucune lumière n'atteint jamais. L'écriture va plus loin que la caméra... Remarquez, même l'écriture ne descend pas jusqu'aux abysses. Tant mieux, reprend-elle après un silence, il y a de la marge.»

En fait, le paradoxe de cette expérience, c'est que tout ce qui importe le plus à Nothomb lors de ce voyage ne figure tout simplement pas dans le documentaire : les retrouvailles avec son premier amoureux, Rinri, ce «sacré Rinri », ne sont pas filmées, à la demande de ce Japonais dont l'âme est toute élégance ; la «rencontre» bouleversante qu'Amélie fait avec un caniveau dans la rue de son enfance n'existe pas sur pellicule ; le sentiment du tragique et du grotesque qu'elle éprouve en embrassant son ancienne nounou, l'adorée Nishio-san, ne pouvait être transposé à l'écran.

Et même la visite de la défunte Fukushima, ville détruite par un tsunami en mars 2011, est beaucoup plus forte dans le livre. En fait, on y trouve une écriture autre que celle à laquelle Nothomb nous a habitués, bien que tout à fait personnelle: «Il y avait la prégnance du souvenir qui me bouleversait encore, et puis je n'avais jamais écrit de texte avec une si faible distance temporelle entre ce qui est arrivé et ce que j'en fais, explique-t-elle. C'est cela qui donne une écriture assez spéciale à ce livre. Mais il y a aussi que, lorsque j'ai écrit le chapitre sur Fukushima, deux ou trois mois après le tournage, j'étais dans un moment très troublé de ma vie. Je ne veux pas entrer dans les détails, mais disons que la violence était double. Voilà...»

Voilà. Qu'on ne s'y méprenne pas : il y a du sombre et du mélancolique, mais aussi des moments hilarants ou lumineux dans cette Nostalgie.

Le titre du livre, La nostalgie heureuse, est une traduction, celle du mot « natsukashii », qui désigne de beaux souvenirs qu'il fait bon évoquer. Il se trouve que la romancière utilisait ce terme depuis des années, convaincue qu'il signifiait «nostalgie triste» : «Nostalgie heureuse, ce sont deux termes qui s'excluent en Occident, c'est un oxymore, s'exclame-t-elle. Alors qu'au Japon, c'est une évidence ! Cela a été ma découverte pendant ce dernier séjour japonais : moi qui ai toujours employé "natsukashii" en pensant que cela faisait de moi une vraie Japonaise, je l'utilisais dans un sens purement occidental ! Et je n'en ai pris conscience qu'en avril 2012! Je me suis tapé sur la tête en me disant : nom d'un chien, ça fait 44 ans que je répète à tout le monde que je suis Japonaise par la nostalgie, et je me suis trompée ! La preuve qu'on peut bâtir sur du faux...»

«Certaines choses ont été bouclées avec ce voyage, reprend-elle. À ce moment-là, j'avais épouvantablement besoin de retourner au Japon parce que j'avais épouvantablement besoin d'être sauvée. Et en très large partie, ce voyage a atteint ce but, il m'a sauvée. Mais bien sûr, c'était un salut provisoire...»

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La nostalgie heureuse, Amélie Nothomb, Albin Michel, 162 pages.