La femme qui fuit, remarquable roman d'Anaïs Barbeau-Lavalette, a été sélectionné la semaine dernière parmi les finalistes du prix France-Québec. Un récit émouvant de la cinéaste et romancière, sur les traces de sa grand-mère Suzanne Meloche, ex-compagne de l'artiste Marcel Barbeau, qui a abandonné sa mère, la documentariste Manon Barbeau (Les enfants de Refus global), alors qu'elle n'avait que 3 ans.

Je voulais te parler de conciliation art-famille. Il y a un contraste saisissant entre ce que tu vis et ce que tu racontes dans ton roman. Est-ce que tu y pensais en l'écrivant?

Le premier élan ne venait pas de là, mais c'est sûr que c'est lié. Il y avait vraiment un besoin de savoir ce qu'était mon héritage. C'est intéressant de se demander si on peut hériter d'un vide. C'est clair que oui. Mais il a fallu que je me pose la question en profondeur pour arriver à cette réponse. Parce que jusque-là, j'étais plutôt en colère et en désintérêt total face à ma grand-mère.

À la fin du roman, on a l'impression d'une certaine réconciliation, non?

Je ne savais pas que j'en arriverais là. Je n'écrivais pas dans cette optique-là du tout. C'est comme si le récit m'avait portée là: la recherche, le fait de m'adresser à elle, le fait de progressivement me rapprocher d'elle, de lui donner chair. La femme que je détestais, parce qu'elle avait blessé ma mère, était plus jeune que moi quand elle a abandonné ses deux enfants. Elle était aussi extrêmement démunie. Le fait de l'ancrer dans son époque, mais aussi dans son corps de femme et son manque d'outils, dans sa jeunesse, m'a émue. Ça mène, oui, à une réconciliation. Sans que je comprenne nécessairement le geste - ç'a été le moment le plus difficile à écrire pour moi, le moment de l'abandon -, je l'ai humanisée. Je ne la condamne plus. À la fin, je salue la femme pour ce qu'elle a eu le courage d'être, malgré les blessures.

Penses-tu que cet abandon du modèle familial conventionnel par tes grands-parents est né d'un anticonformisme en phase avec Refus global?

Oui, dans le sens où il y avait une espèce de doigt d'honneur à Duplessis et aux valeurs de l'époque. La famille étant l'une des premières valeurs prônées. Mais j'ai l'impression que c'est l'argument facile, l'élan révolutionnaire. C'étaient des ti-culs! Il y avait un effet de groupe. Ils ont tous fait la même chose ou presque. Mais je ne suis pas sûre que c'était associé à des idéaux révolutionnaires tant que ça. [Sa mère appelle pendant l'entrevue.] Elle a été courageuse, ma mère. Je l'ai trouvée généreuse et courageuse de me laisser raconter cette histoire.

Est-ce que le fait d'être artiste t'a permis d'avoir un autre éclairage sur la vie de tes grands-parents?

Il y a quelque chose d'injuste dans le fait de montrer du doigt la femme qui laisse ses enfants pour s'épanouir, s'émanciper et vivre sa vie ailleurs...

Alors que l'on excuse ça plus volontiers chez les hommes...

Comme si c'était moins grave. Encore, même aujourd'hui. Les gens me disent: ‟T'es vraiment une superwoman. Tu travailles, t'as trois enfants! "Personne ne dit ça à Émile [Proulx-Cloutier; son amoureux]. Pour lui, c'est normal. Il faudrait qu'aujourd'hui, ce soit normal pour les femmes comme pour les hommes.

Il y a toujours deux poids, deux mesures. Les choses ne changent pas si vite!

Je suis d'accord avec toi. J'étais invitée récemment à participer à une table ronde autour du livre de Micheline Lanctôt Lettre à une jeune cinéaste. Elle y répète encore que tu ne peux pas faire des films et avoir des enfants en même temps.

Je voulais justement t'en parler. J'ai lu son livre juste après le tien... Tu as réagi comment?

Ça m'a fâchée! Je lui ai dit. Je considère qu'en tant que femmes cinéastes, on a le devoir quand on prend la parole, si on veut continuer d'ouvrir le chemin, de ne pas dire des choses pareilles. On ne peut pas se plaindre qu'il n'y a pas assez de femmes cinéastes si c'est le message qu'on martèle. En plus, Micheline est prof et elle dit ça à ses étudiantes! Est-ce qu'elle pense qu'on va arrêter d'avoir des enfants? Je l'aime et je l'admire, Micheline, mais j'ai trouvé ça grave. Je comprends qu'elle en a vraiment bavé, mais les choses ont changé.

Elle a dû beaucoup se battre et elle se bat encore pour faire des films. Elle n'est pas la seule. Je ne te dirai pas ce qu'elle pense des critiques et des chroniqueurs! [Rires] Pourquoi as-tu plus excusé ton grand-père que ta grand-mère d'avoir abandonné leurs enfants?

La grande différence, c'est que mon grand-père a été un vrai grand-père pour mon frère et moi. C'était un grand-père particulier et atypique, mais il était présent quand même. Avec sa grande gueule, sa mauvaise humeur et le reste! Cela dit, je pense vraiment qu'ils ont perdu. Quand j'écris que je suis «libre ensemble», je pense qu'ils auraient pu l'inventer, ce modèle-là. Ils n'avaient pas tous les outils. C'est plus facile pour moi. Mais ça s'organise. Ce n'est pas une utopie. Il faut avoir les reins solides, mais je pense que c'est la plus belle façon d'inventer sa vie d'artiste-parent. Je traîne mes enfants depuis le début sur mes tournages.

Est-ce qu'il y a une part, même inconsciente, de revanche sur tes grands-parents dans le fait de réussir ta vie d'artiste et de mère?

Je ne sais pas si c'est une part d'inconscience, mais je sais, parce que j'y ai beaucoup réfléchi, que mon espèce de soif d'aimer, et de faire des enfants, est liée à mon héritage. Là où ma grand-mère a échoué, je veux réussir. Même si j'ai parfois des ratés.

Ça se traduit aussi dans ton art. Tu as des projets avec ton chum...

Oui. On prépare un projet à Espace libre en mai. Ça s'appelle Pôle Sud. La forme qu'on a inventée - c'est dangereux de dire ça, mais je pense que c'est vrai -, c'est le documentaire scénique. J'ai fouillé le quartier Centre-Sud comme une archéologue visuelle, à la recherche de personnages. Ils seront sur scène au final et le support principal audio sera un montage sonore. Émile fait la mise en scène.

Est-ce que de savoir que tu étais la petite-fille d'un signataire de Refus global a eu une portée particulière dans ton cheminement d'artiste? As-tu rejeté le manifeste?

C'est drôle, mais j'ai évacué cette partie-là de mon histoire jusqu'à tout récemment. Je m'y étais très peu intéressée. Je l'avais lu. Je savais que c'était important. Mais il a fallu qu'il y ait une charge humaine forte pour que j'y aie vraiment accès. En lisant la correspondance des signataires, en scrutant leurs photos et en touchant leur jeunesse. Le texte est quand même un peu opaque, je trouve. Ma grand-mère a refusé de le signer parce qu'elle disait que c'était trop mal écrit. C'était son côté rebelle!