Depuis la parution de son essai Mange, prie, aime en 2008, l'écrivaine américaine Elizabeth Gilbert a une telle audience au Québec que la traduction de son nouveau roman, L'empreinte de toute chose, est sortie ici en même temps que la version originale anglaise, il y a quelques semaines. Soit trois, quatre mois avant son lancement en France! Rencontre avec une auteure parmi les plus travaillantes et inspirantes de l'heure.

Elizabeth Gilbert le résume simplement: «Mange, prie, aime, c'est mon Born to Run à moi.» En d'autres termes, tout comme la chanson-culte de Bruce Springsteen, son fameux essai de 2008 est devenu le succès qui a tout changé pour l'écrivaine de 44 ans, que nous avons rencontrée la semaine dernière lors du Salon du livre.

Pour le meilleur... et le meilleur, estime-t-elle au bout du compte.

«Mange, prie, aime m'a permis de rencontrer des millions de femmes intéressantes. Mais aussi d'avoir une liberté financière absolument extraordinaire: sans ce succès, jamais je n'aurais pu consacrer quatre ans de recherches assidues et d'écriture à un roman comme L'empreinte de toute chose. Jamais! Comment aurais-je pu persuader un éditeur de financer l'écriture d'un livre de 600 pages racontant la vie d'une vieille fille, au XIXe siècle, qui se passionne pour l'étude des mousses?»

Et Elizabeth Gilbert se met à rire à gorge déployée, dans le hall feutré du grand hôtel où se déroule l'entrevue!

En racontant en long, en large et en profond la vie d'Alma Whittaker, née aux États-Unis au XIXe siècle d'un père self-made-man britannique et d'une mère terre à terre néerlandaise, Elizabeth Gilbert voulait d'abord traiter d'un sujet peu courant.

«S'il y a une chose que je comprends intimement, c'est l'amour qu'on peut avoir pour son métier! Je suis la première à être nourrie par cette passion et je ne sais combien de fois mon travail m'a sauvé la vie. Or, il y a peu de romans qui portent sur ce sujet, particulièrement dans la vie d'une femme.»

Car Alma est animée d'une véritable ferveur pour l'étude scientifique des mousses, ces toutes petites plantes brunes, vertes, grises qui se développent en catimini, dans les milieux humides.

Dans le vaste domaine des Whittaker, la fillette dotée d'un physique ingrat et d'une intelligence supérieure va devenir une jeune fille, puis une femme pas très jolie et une «dame» plutôt solitaire, mais toujours habitée par le besoin d'en savoir plus sur la mousse, univers miniature qui existe depuis que la Terre est Terre.

Les relations d'Alma avec sa famille et le monde seront marquées à la fois par cette absence de beauté physique... et cet immense appétit de connaissance scientifique, qui la mènera des États-Unis à Tahiti et en Europe.

L'infiniment petit

«L'intérêt d'Alma pour les mousses, explique Mme Gilbert, est l'équivalent botanique des travaux que les femmes ont toujours faits, discrètement et «microscopiquement», afin d'échapper à l'ennui et d'exprimer leur créativité: la broderie, la dentelle, le tissage, la confection de courtepointes, souvent avec des matériaux dont personne ne voulait. Une femme ne pouvait pas peindre la chapelle Sixtine parce qu'elle n'y avait pas accès, mais elle pouvait créer un chef-d'oeuvre grand comme ma main avec un peu de fil...

«Ce n'est pas parce que c'est petit que ce n'est pas important et profond, reprend l'auteure qui se passionne désormais pour l'horticulture. C'est ce qu'Alma va réaliser avec ces plantes sur lesquelles on marche sans y prêter attention! Au XIXe siècle, on se servait de la mousse pour emballer d'autres plantes, tant elle n'avait droit à aucune considération de la part des scientifiques.»

Un arbre parmi les fleurs

«Une de mes amies a résumé parfaitement Alma: c'est un arbre parmi les fleurs, à une époque où les femmes sont perçues comme des fleurs. Elle va donc nécessairement vivre bien des déceptions.

Or, le superpouvoir des femmes, à mon avis, c'est leur capacité à résister à la déception! Toutes les femmes que j'admire et aime n'ont pas eu ce qu'elles voulaient dans la vie - qui l'a eu, de toute façon? Mais toutes ont eu la sagesse, la profondeur, la dignité... Et je pense que, passé un certain âge, toutes ont conclu que, même si leurs rêves ne s'étaient pas tous réalisés, leur vie avait été intéressante et qu'elle en avait vraiment valu la peine!»

Après Montréal, Elizabeth Gilbert s'envolera pour l'Europe. Et elle compte bien s'arrêter au jardin botanique Hortus Botanicus, fondé en 1638 à Amsterdam. Là se trouve un arbre, un caryer, qui joue un rôle important dans le roman.

«Quand j'ai vu cet arbre originaire des États-Unis, le seul de son espèce dans le jardin Hortus, il y a des années, je lui ai dit tout bas: je vais faire de toi une rock star un jour! explique en riant Elizabeth Gilbert. J'ai bien l'intention d'aller le visiter pour lui montrer que j'ai tenu parole dans mon roman...»

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L'empreinte de toute chose, Elizabeth Gilbert, Calmann-Lévy, 624 pages.