Yasmina Khadra est assurément l'écrivain algérien vivant le plus connu et le plus lu. L'auteur des Hirondelles de Kaboul et de L'attentat, dont les livres sont diffusés dans 42 pays, publie cet automne un nouveau roman écrit avec le lyrisme, le sens des dialogues, l'humour et l'humanisme qui ont fait sa renommée.

Les anges meurent de nos blessures se déroule dans l'Algérie coloniale de l'entre-deux-guerres. Roman d'apprentissage, il raconte la dure ascension, l'éducation sentimentale et la chute de Turambo, jeune Arabe issu d'un milieu misérable devenu champion de boxe.

Nous avons parlé de ce nouveau livre avec l'auteur qui vit à Paris, mais qui a le coeur en Algérie. Une discussion vive et animée sur le racisme, le rôle de l'écrivain, l'écriture et la générosité.

Q : Comme dans Ce que le jour doit à la nuit (2008), ce roman se déroule dans l'Algérie coloniale, entre les deux grandes guerres. Vous sentiez le besoin d'approfondir cette époque?

R : Oui. J'ai décidé de la convoquer pour peut-être comprendre l'Algérie d'aujourd'hui. Après la guerre, l'Europe était dévastée et les éclaboussures ont atteint l'Afrique du Nord. Mais alors que l'humanité essayait de reconstruire, rien ne changeait dans les mentalités. Les préjugés, le déni de l'autre, l'intolérance, le racisme étaient toujours là.

Q : Pourquoi a-t-on peu écrit sur cette période?

R : On parle de contrées rudimentaires, dérisoires, beaucoup pensent que ça ne peut pas donner de grands romans. Moi, je pense le contraire, j'ai même d'autres projets sur cette époque. Je la trouve fantastique pour un écrivain, c'est un vivier exceptionnel. C'est le pont où se rassemblaient tous les paradoxes, les contradictions, les malentendus.

Q : Vous montrez aussi, particulièrement quand vous décrivez Oran, qu'il y avait une cohabitation pacifique entre les gens d'origines différentes.

R : Je voulais contrecarrer les stéréotypes qui veulent faire croire que tous les Français étaient des colons. Beaucoup de pieds-noirs étaient misérables. Je veux seulement rendre la vérité d'une époque qui a ses hauts et bas, son cloisonnement, son racisme, mais aussi une entente, une proximité.

Q : Cette période vous permet aussi de mettre en scène une histoire d'amour entre un Arabe et une Française. C'est de la bonne matière pour vous, non?

R : Le personnage principal d'une oeuvre, c'est la langue. J'ai essayé de procurer à cette langue les ingrédients capables de la mettre en exergue. Et pour cela, il n'y a pas mieux que les conflits intérieurs, les états d'âme, les malentendus, les méprises. La langue s'inspire de tout ça pour mettre de l'émotion sur les mots. Il faut que le lecteur soit émerveillé, transporté, ravi, enchanté par une tournure de phrase, une fulgurance, une citation.

Q : Malgré sa condition, Turambo n'a pas vraiment d'éveil politique. Pourquoi?

R : C'est un analphabète qui a été happé par cette carrière extraordinaire, mais il ne subit que des coups, et avec des coups il ne peut pas réfléchir. Il veut être lui-même et échapper à la case dans laquelle il est censé être enfermé. Ce qui l'a conduit à vouloir être lui, c'est lorsque le duc [NDLR l'homme d'affaires qui finance ses combats] l'invite à aller sur le balcon, lui montre un arbre et lui dit: tu dois rester à ta place. Je crois que c'est le moment le plus important du roman.

Q : Ce livre est aussi une éducation sentimentale?

R : Oui. J'ai fait exprès de donner des noms de femmes aux trois parties du roman. Elles sont représentatives du statut de la femme de l'époque. Il y a celle qui était soumise, qui n'avait pas voix au chapitre. C'est Nora. Il y a Aïda, qui est déchue et qui finit par se complaire dans sa déchéance. Puis il y a Irène la rebelle, qui s'appuie sur l'expérience de sa mère pour ne jamais vivre la condition féminine.

Q : Le sort des femmes en général semble vous toucher beaucoup.

R : Je suis outré. On croit que les Arabes ne respectent pas leurs femmes, mais la femme n'est respectée nulle part. Elle est moralement considérée comme subalterne à l'homme. En Occident, des femmes sont dénudées dans n'importe quelle publicité. Chez nous, elles sont voilées. Mais le chameau ne doit pas se moquer du dromadaire. Nous avons tous nos défauts et crimes à l'encontre des femmes.

Q : Dans votre roman, on sent votre amour profond pour l'Algérie, ses habitants, sa géographie, sa température...

R : L'Algérie, c'est mon seul pays, ma seule patrie, et j'y retourne très souvent. Vous croyez que je suis heureux en France, vous?



Q : Vous n'êtes pas heureux en France?

R : Mais non, non, pas du tout.

Q : Pourquoi?

R : Les mentalités n'ont pas tellement changé. Je suis un peu Turambo aujourd'hui. Je me vois sur un ring, mais j'ai beau mettre mes adversaires K.O. de ville en ville, je suis toujours disqualifié. Pour irrégularités.

Q : Quand vous regardez les suites du Printemps arabe, ça vous dit quoi?

R : Que le printemps n'est toujours pas là. J'ai été le premier à dire: ce n'est pas une révolution, c'est une insurrection qui n'aura pas de suite dans les idées et dont les grands bénéficiaires seront les gens les mieux organisés. Et il n'y a personne de mieux organisé que les islamistes.

Q : C'est une période qui pourrait vous intéresser comme romancier?

R : Non. Je ne suis pas un expert ès islamisme. Je suis un romancier qui essaie d'écrire de beaux romans pour faire oublier à son lecteur, n'importe où au monde, la banalité de son quotidien. Les gens ont déjà la presse et la télé qui leur bouffe le crâne et ils ont besoin de s'évader. Je n'ai jamais oublié que, dans les moments les plus difficiles de ma vie, ce sont les écrivains qui m'ont permis de survivre.

Q : Quels sont ces écrivains?

R : Il y en a eu énormément, je ne peux tous les citer. London, Gogol, Kessel, Dostoïevski... C'est grâce à leur générosité que j'ai survécu. J'essaie à mon tour d'aider d'autres personnes à survivre.

Extrait Les anges meurent de nos blessures

«Il faut que tu saches ceci, petit bonhomme. Tu n'es rien d'autre qu'un investissement pour moi. Tu n'es pas un membre de ma famille, ni un ami ni un proche. Tu es un cheval de course sur lequel j'ai misé pas mal de pognon, et, si je te ménage et te chouchoute, il ne s'agit pas d'affection, c'est pour que tu ne me déçoives pas au change.

Cependant, quelle que soit la satisfaction que tu me donneras, tu demeureras le petit Arabe du souk qui ferait mieux de ne pas prendre pour argent comptant les faveurs qu'on lui fait. Est-ce que tu me suis?

Pas vraiment monsieur.

Je m'en doutais un peu.

Je vais tâcher d'être moins pédant... (Il martela la rampe de son doigt.) Je ne veux plus que tu sonnes à ma porte sans que tu sois invité et je t'interdis de t'approcher de ma fille. Nous ne sommes pas du même rang, encore moins de la même race. [...]»

Les anges meurent de nos blessures. Yasmina Khadra. Julliard, 403 pages.