Depuis des années, Jean-François Chassay réconcilie dans ses essais la science et la littérature, prouvant ainsi que ces disciplines sont complémentaires pour penser notre monde. Son dernier livre, Au coeur du sujet. Imaginaire du gène, explore ces fictions qui nous font réfléchir aux impacts dans la société des découvertes de la génétique.

Pour Jean-François Chassay, ce qu'on entend par le mot «culture» ne devrait pas se résumer aux arts. «Je suis contre cette volonté de créer des frontières entre les disciplines, quelles qu'elles soient, dit-il. Ça m'a toujours fasciné que, lorsqu'on parle de culture, on parle de littérature ou de cinéma, de théâtre ou de peinture, mais que très rarement on va mentionner les mathématiques ou la chimie. Toutes ces sciences ont un impact sur nos vies et aussi une réalité esthétique. Ce qui est bien avec la littérature, c'est qu'elle n'a pas de frontières disciplinaires, elle peut parler de n'importe quoi. Ce que je trouve intéressant, c'est justement la capacité du roman d'intégrer la science et de montrer en quoi elle fait partie d'un ensemble social qui nous touche de près.»

Après avoir exploré la figure du savant en littérature, il s'intéresse de plus en plus aux sciences du vivant, comme en témoigne son dernier essai. Les théories de Darwin, de Watson et de Crick (découvreurs de l'ADN) sont pour lui de formidables «machines à fiction» pour les écrivains.

Mais Chassay s'intéresse aussi à ces étranges chercheurs qui ont développé certaines des théories eugénistes les plus radicales, non pour les condamner, mais pour prouver que des idéologies humaines - trop humaines - sous-tendent la recherche autant que le romanesque. Car la science, bien que se voulant rationnelle et basée uniquement sur des faits, est matière à interprétation, puisque la question du langage est inévitable lorsqu'il s'agit d'expliquer la science, qui ne peut faire abstraction de la métaphore pour se faire comprendre - ou, plus souvent, mal comprendre.

«Je dirais qu'il y a beaucoup plus de scientifiques qui lisent de la fiction qu'il y a d'écrivains qui lisent la science, note-t-il. Contrairement à la fiction, la science vise des résultats concrets, mais le point de départ est assez semblable. La fiction peut essayer d'aller au bout d'une logique de la science parce qu'elle n'a pas à donner de résultats, mais elle peut montrer l'impact des sciences sur la société. Un chercheur n'a pas nécessairement à se préoccuper des effets socio-psychologiques ou culturels de ses recherches. Alors oui, je pense que la littérature peut tous nous aider à penser la science.»

Sujet en or

Et la science inspire les écrivains. Les mondes que permettent certaines découvertes sont infinis, la génétique renvoyant à des questionnements sur l'hérédité, les mutations, les virus, l'eugénisme, le clonage, le tout se mêlant aux idéologies, aux préjugés, aux espoirs et aux peurs de l'humanité. Un sujet en or pour les esprits créatifs... et pour Jean-François Chassay, qui a fait de ce rayon littéraire une spécialité. D'ailleurs, comme il n'aime pas la frontière imposée entre la littérature et les sciences, il n'aime pas plus les catégories arbitraires comme «science-fiction» ou «polar». «Moi, ce qui m'intéresse, ce sont les livres», résume-t-il.

Complémentaires, les écrivains et les scientifiques? «De la même façon que l'inné et l'acquis sont complémentaires, note l'essayiste. Je suis convaincu que la science, ce n'est pas simplement des faits, de la rigueur, une espèce de froideur mathématique et que la littérature, ce n'est pas simplement les passions et les impulsions. La vie a plusieurs dimensions [rires] et on vit tous à travers ces dimensions multiples. Les scientifiques sont eux-mêmes des individus qui ont des valeurs, des idéologies et des positions politiques qui ne peuvent être entièrement séparées de ce qu'ils font.»

Bref, scientifiques et écrivains ont plus de choses en commun que l'on pense. Par exemple, un gouvernement conservateur qui n'a pas forcément la culture et la science au coeur de ses priorités - dernièrement encore, nous avons appris que les dépenses gouvernementales en science ont diminué. «N'importe qui étant dans le monde de la pensée est mal pris avec un gouvernement qui repose d'abord sur des questions idéologiques et qui défend «le gros bon sens». C'est vrai en science comme c'est vrai en littérature. La recherche pure n'est pas intéressante pour le gros bon sens qui ne voit pas plus loin que le bout de ses chaussures. Et c'est là qu'on voit l'importance de la culture dans un sens large dans nos sociétés. Mais nous sommes obsédés par la question économique de nos jours...»

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Au coeur du sujet. Imaginaire du gène, Jean-François Chassay, Le Quartanier, Coll. «Erres essais», 371 pages.

Le cas Watson

À l'origine de l'un des plus importants scandales du XXe siècle, le biologiste James Watson, qui a découvert avec Francis Crick la structure de l'ADN au début des années 50, a tenu des propos racistes et sexistes, laissant entendre que les Africains seraient moins intelligents que les Occidentaux ou qu'une femme «devrait pouvoir avorter si les tests révèlent que son enfant est homosexuel». Dénonciation de la communauté scientifique, excuses de Watson qui a reconnu qu'il n'y avait pas de bases scientifiques à de tels propos.

Le généticien Axel Kahn a expliqué que Watson «se situe dans la mouvance de la droite déterministe anglo-saxonne, un vieux courant de pensée inégalitariste, scientiste et flirtant parfois avec le racisme».

«Ça donne un peu le frisson, tout ça, reconnaît Jean-François Chassay. On se rend compte qu'on peut être un grand biologiste et un parfait crétin en même temps. Quand un individu se sert de sa position de pouvoir, de pouvoir intellectuel, en disant «je sais de quoi je parle» pour dire n'importe quelle niaiserie [...] Dans le cas de Watson, c'est tellement gros qu'on ne peut que s'esclaffer. Mais c'est parfois plus subtil, et la part des choses entre le scientifique et l'idéologique n'est pas toujours très marquée.»

Le cas Darwin

Jean-François Chassay écrit dans son essai que tant De l'origine des espèces de Darwin que Macbeth de Shakespeare nous aident à mieux comprendre notre univers. Disons que les deux ont eu une belle descendance...

Dans le cas de Darwin, Chassay écrit: «L'impact de ce livre publié en 1859 - et ses effets sur la future génétique - est tel que certains esprits antiscientifiques s'acharnent encore sur lui.» Darwin a peut-être été l'un des auteurs les plus mal interprétés des XIXe et XXe siècles...

«Pour le meilleur et pour le pire, comme n'importe quelle fiction, souligne Jean-François Chassay. On lui fait souvent dire plein de choses, y compris des choses qui n'étaient pas dans le livre. Il y a un passage où il dit clairement que l'expression «lutte pour l'existence» est à prendre dans un sens métaphorique. Il ne faut pas entendre des individus ou des espèces qui vont gagner parce qu'ils sont plus forts que d'autres. Ça peut être une entraide entre les espèces. Or, on a sorti l'expression de son contexte purement scientifique pour l'appliquer à ce qui se passait dans la société. Des sociologues ont défendu l'idée que, dans un sens darwinien, c'est normal que les plus forts gagnent contre les plus faibles. [...] C'est un exemple que les textes scientifiques [...] peuvent dans certains cas être interprétés de façon aussi radicale que peut l'être une fiction.»