Les temps ont été durs ces dernières années pour les librairies indépendantes. Si beaucoup ont fermé leurs portes depuis 10 ans, d'autres continuent à ouvrir malgré les vents contraires. Le point sur la situation, et portrait de deux belles histoires de passionnés qui font de la proximité leur principal atout.

Librairie du Square: la librairie rêvée

La Librairie du Square, c'est la librairie indépendante type, indémodable et éternelle. C'est dire l'onde de choc qui a parcouru la communauté littéraire lorsque sa propriétaire depuis 30 ans, Françoise Careil, s'en est départie l'été dernier.

Lorsqu'ils ont appris que «Françoise» cherchait à vendre sa mythique librairie située rue Saint-Denis à Montréal, en face du square Saint-Louis, Éric Simard et Jonathan Caquereau Vartabédian ne se sont pas beaucoup posé de questions. Ils envisageaient déjà d'ouvrir une librairie quand l'occasion s'est présentée.

«Entre partir de zéro ou reprendre un lieu qui a déjà un fonds et une clientèle, la décision était facile à prendre. Il y a une vague de libraires qui sont sur le point de prendre leur retraite, ça commence à être le temps pour les jeunes de se tenir à l'affût, surtout que c'est rarement annoncé», dit Éric Simard, qui a entre autres été libraire chez Champigny à Montréal et chez Pantoute à Québec, et qui agit depuis sept ans à titre de directeur littéraire de la collection Hamac, chez Septentrion.

«En plus, le lieu correspond exactement aux valeurs qu'on veut défendre. Tu n'achètes pas une entreprise qui roule depuis 30 ans avec l'intention de la changer de fond en comble. On a fait des changements davantage dans la forme», ajoute Jonathan Caquereau Vartabédian, qui travaillait au Bistro de la librairie Olivieri avant de se lancer. «Disons que je m'intéressais moins aux épices du plat du jour, et davantage aux nouveaux arrivages du côté de la librairie!», dit-il en souriant.

Depuis huit mois, ils ont donc surtout réaménagé l'espace et travaillé sur l'informatisation: tout était fait à la mitaine depuis 30 ans, des commandes à la facturation. «C'était Windows 98 ici, rigole Jonathan en nous montrant une étiqueteuse datant du siècle précédent. C'est donc tout un nouveau système qu'il faut apprendre.»

S'investir sans compter

Éric Simard, qui a 47 ans, et Jonathan Caquereau Vartabédian, qui en a 35, ne comptent pas leurs heures depuis le mois de juillet. Au poste six jours sur sept - chacun a sa journée de congé le week-end - dans le petit local qui est devenu leur deuxième maison, ils vivent littéralement sur un nuage.

«On travaille tout le temps, mais notre business, c'est notre vie. De toute façon, jamais on ne s'est dit: "On part en affaires." On s'est dit: "On part une librairie", sans s'attendre à faire du cash avec ça», affirme Jonathan Caquereau Vartabédian.

Éric Simard, lui, savoure le plaisir d'être propriétaire et de contrôler tout ce qui entre et sort de la librairie. «On n'a pas d'entrepôt, alors chaque fois qu'il y a un nouveau livre sur une tablette, un autre doit sortir. Ce que j'apprécie, c'est que je suis très proche de mon stock. Je le connais beaucoup mieux que quand j'étais employé. Et je peux maintenant faire mes choix, décider de ce que je veux mettre en avant.»

On ne trouve pas à la Librairie du Square les best-sellers du moment - même si on peut les commander en tout temps si on le désire! Ces deux grands lecteurs préfèrent défendre les oeuvres d'auteurs négligés et garnir leurs tablettes de classiques qu'ils jugent incontournables.

Mais l'essentiel de leur travail sur le plancher est de conseiller les lecteurs. «Chaque jour, quelqu'un entre dans la librairie et nous demande de lui recommander quelque chose, dit Éric. Oui, c'est la marque de commerce des librairies indépendantes, mais c'est vraiment plus important qu'ailleurs et ça m'a surpris.»

Ils en sont bien sûr ravis, heureux de constater que la clientèle reste au rendez-vous, et ils s'offusquent quand on leur dit qu'ils sont fous, courageux ou les deux de s'être lancés dans ce commerce qui ne semble pas le plus florissant.

«On suit notre chemin. Chaque année, plein de restos et de cafés ferment, et ça n'empêche pas les gens d'en ouvrir de nouveaux. Pourquoi notre librairie ne marcherait pas?», dit Éric Simard.

Une deuxième librairie

S'il n'est pas question d'agrandir - «Ce serait une connerie monumentale!», croit Jonathan -, les propriétaires caressent le projet d'ouvrir une deuxième librairie dans un autre quartier montréalais. «On ne s'en est jamais caché, dit Éric. On se donne juste un an ou deux avant, pour prendre le temps de s'établir comme il faut.»

Rester petit, être bien conseillé, limiter les risques et s'investir à fond: c'est le secret du commerce de proximité, un concept auquel ils croient et dans lequel se situe parfaitement la librairie indépendante.

«C'est ça, l'avenir, dit Éric Simard. Moi, je ne me sens pas en concurrence avec les grandes surfaces et les chaînes: on n'offre pas la même chose, pas la même expérience, pas les mêmes livres! On vend ici des choses qui ne se vendent pas ailleurs, de la poésie, des romans étrangers plus pointus. Et ce qui me rassure, c'est que je constate qu'il y aura toujours une clientèle pour ça.»

Chacun trouve la librairie qui lui convient, estime-t-il, comme on adopte des restos, des boutiques ou des cafés. «Choisir d'acheter dans une librairie indépendante, c'est comme choisir de manger bio. Cette idée n'existait pas quand j'étais libraire il y a sept ans. Le message est passé et c'est l'fun, les gens nous disent qu'ils vont nous soutenir. C'est rassurant, car ce discours, on l'entend tous les jours.»

La Librairie de Verdun: la librairie à contre-courant

C'est un vrai chantier. Des trous dans le plancher de béton, des canalisations à détourner, un ascenseur à installer. Un grand local qui ressemble à une banque (et qui fut une église nouveau genre): plafonds hauts, grosses colonnes, 7600 pi carrés. Du potentiel.

Alors que plusieurs librairies de quartier ont fermé leurs portes au Québec ces dernières années, Philippe Sarrasin et sa compagne Johanne Méthé ont entrepris d'en ouvrir une deuxième, rue Wellington, à quelques centaines de mètres seulement de la première, La Librairie de Verdun, qu'ils ont achetée il y a 10 ans exactement.

On peut dire que ces deux ex-employés de Gaz Métro, que rien ne destinait au milieu du livre, ne craignent pas d'affronter la vague et de nager à contre-courant. Avec leur ambitieux projet d'expansion, ils souhaitent multiplier sur trois fois la surface le succès de leur librairie indépendante, devenue incontournable dans la vie culturelle du quartier.

«C'est vivant de plein de manières une librairie, m'explique Philippe Sarrasin, diplômé en histoire dans la jeune quarantaine. Surtout dans un quartier comme le nôtre où il y a des écarts socioéconomiques importants. On veut que tout le monde soit bien. Ça peut être intimidant une librairie. Surtout pour ceux qui n'ont pas eu un bon rapport avec l'école ou la lecture en général. Ceux-là ne s'aventurent pas dans les rayons. Mais il faut aller les chercher.» En sortant du café où nous étions attablés, un client nous salue. Un de ces habitués qui n'a pas le profil d'un rat de bibliothèque.

Implanté dans la communauté

Philippe Sarrasin, père de trois jeunes enfants ayant littéralement grandi dans la librairie, habite le quartier depuis 15 ans. Avec sa compagne, il a acheté la librairie sur un coup de tête, en 10 jours à peine à l'été 2006, quittant dans la foulée un emploi stable et bien payé.

La librairie du quartier menaçait de fermer. Le couple a décidé de la reprendre, avant de déménager le commerce dans un nouveau local quatre ans plus tard. À la fin du printemps en principe, un nouveau local s'ajoutera donc à celui qu'ils occupent déjà. Ambitieux vous dites?

«C'est impensable de réussir si tu n'es pas bien implanté dans ta communauté, croit Philippe. Ça passe par des activités et une implication sociocommunautaire, à plein de niveaux: que ce soit de prendre des stagiaires, de donner de l'argent à l'équipe de football locale, d'organiser des événements gratuits. Je vis ici. C'est chez moi!»

La Librairie de Verdun, dans son rôle de pôle culturel du quartier, multiplie notamment les échanges entre auteurs et lecteurs. Non seulement Philippe Sarrasin perçoit-il son commerce comme faisant partie intégrante du tissu social verdunois, il tient aussi à sa mission de champion de la culture québécoise.

«Ce fut une prise de conscience pour moi, dit-il: une librairie indépendante, c'est vraiment un diffuseur des idées d'ici. C'est là où il y a aussi une responsabilité qui vient avec le fait d'être libraire. On se fait un point d'honneur de faire une place aux auteurs d'ici. Je pense que c'est important.» C'est d'ailleurs par cette mission qu'il compte se différencier des «grands détaillants» tels Walmart ou Costco.

Mais ce qui distingue le plus sa librairie des autres commerces, insiste Philippe Sarrasin, c'est la qualité de ses libraires. «Mon rôle, dit-il, c'est de tout faire pour que les gens entrent dans la librairie. Mais s'ils reviennent, c'est grâce aux libraires. Ce sont eux qui font toute la différence. Ils ont un véritable amour de leur métier.»

Rapport direct

Une quinzaine de libraires sont à l'emploi de La Librairie de Verdun. «On arrive à fidéliser notre clientèle, dit Anne Kichenapanaïdou, une Réunionnaise d'origine qui habite Verdun depuis une dizaine d'années. Les clients font confiance aux suggestions des libraires. On connaît nos lecteurs. Si quelqu'un veut le dernier Marc Lévy, on ne le regardera pas de haut!»

Ce rapport direct avec la clientèle locale, ce lien de confiance et de proximité, c'est ce dont Philippe Sarrasin semble être le plus fier. «Il y a même des clients qui attendent les conseils de "leur" libraire avant d'acheter un livre, dit-il. Ils reviennent le lendemain si elle ou il est en congé!»

La Librairie de Verdun est, selon son propriétaire, à l'image de l'évolution du quartier. «C'est un lieu très familial, dit-il. Il y a beaucoup de jeunes familles dans le quartier. Moi j'aimerais que Verdun devienne le Brooklyn de Montréal. Sans doute qu'il y a d'autres quartiers qui disent la même chose; mais ça se développe beaucoup ici en ce moment. C'est très dynamique.»

Alors que quantité de librairies indépendantes en arrachent, Philippe Sarrasin a investi ces derniers mois plusieurs dizaines, voire quelques centaines de milliers de dollars dans un deuxième commerce, parce qu'il croit dur comme fer que la clientèle sera au rendez-vous.

«Tout ça, c'est grâce aux Verdunois, dit-il. Ils se sont approprié la librairie. C'est un succès pour nous et pour eux aussi! Il faut être en symbiose avec son milieu. Il faut avoir une offre et un service qui répond aux besoins de sa clientèle. On ne contrôle pas ce qui se publie dans une année. Nous vendons tous le même livre au même prix. Ce n'est pas un resto. Le même roman n'est pas meilleur chez moi qu'ailleurs! Mais on a un service personnalisé. Dans un écosystème qui reste très fragile, c'est notre façon de nous distinguer.»

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Philippe Sarrasin de La Librairie de Verdun.

Les librairies indépendantes décortiquées

1- Qu'est-ce qu'une librairie indépendante?

C'est une librairie n'appartenant ni à groupe industriel ou commercial ni à une chaîne. Au Québec, il s'agit d'une enseigne comptant trois établissements ou moins.

2- Combien y a-t-il de librairies indépendantes au Québec?

Le nombre de librairies indépendantes (librairies comptant moins de quatre succursales) est d'environ 270. En soustrayant les librairies en milieu scolaire, on arrive à 200.

3- Le ratio ouverture/fermeture

Depuis 2006: 19 ouvertures pour 47 fermetures - un déficit de 28 librairies.

Depuis 2010: 11 ouvertures et 39 fermetures - un déficit de 28 librairies.

4- 11: C'est le nombre de librairies indépendantes qui ont fermé en 2014 seulement. L'«hémorragie» vécue depuis 2010 semble avoir été stoppée et avoir permis «une consolidation des librairies demeurant ouvertes», selon l'Association des libraires du Québec.

5- 1200: Nombre de personnes travaillant dans des librairies indépendantes.