À chaque rentrée littéraire, c'est «ze» question: parmi tous les «premiers romans» québécois, se trouvera-t-il un écrivain digne de ce nom, à la manière de Kim Thúy en 2009? En 2013, la réponse est oui. Elle s'appelle Marie Larocque et signe Jeanne chez les autres, roman à la fois intime, social, cruel, hilarant, multipoqué, lumineux, déstabilisant et poignant, écrit en français québécois avec la maestria d'un Serge Boucher ou d'un Michel Tremblay, publié ici, mais aussi en France, en Belgique et en Suisse.

Ça pourrait être un autre livre racontant une enfance malheureuse dans une famille dysfonctionnelle et violente, une histoire triste «inspirée de faits authentiques», un drame familial planté lui aussi dans le Plateau Mont-Royal, le Plateau glauque et no future des années 70 et 80. Un livre où une Jeanne de 7 ans écrit dans son journal intime: «J'te dis qu'on en apprend, des affaires, en dessous d'un sofa.» Un livre qui s'ouvre sur l'avis de décès de Jeanne, à 20 ans...

Ça pourrait aussi être un roman écrit par une femme de 44 ans qui dit en entrevue: «Je suis très consciente d'être un personnage, et je l'assume complètement!» Une voyageuse mère de cinq enfants de 15 à 24 ans conçus avec cinq pères différents et grand-mère de deux petits-enfants. Une traductrice et ex-enseignante de littérature qui tient un blogue très suivi (Mémé attaque Haïti). Une forte en gueule qui a fait parler d'elle en défendant le droit des adolescentes à avoir des bébés - même Stéphane Gendron en était resté bouche bée en 2011 - ou en lâchant tout pour aller prêter main-forte à deux familles à Jacmel, après le tremblement de terre en Haïti.

Sauf que ce n'est pas ça, Jeanne chez les autres. Ou, plutôt, c'est beaucoup plus que ça: c'est aussi une écriture, un souffle combiné à une économie de moyens, une grande maîtrise de la langue québécoise «parlée écrite», un humour étrange. Tout ça pour raconter l'histoire de Jeanne Fournier de l'âge de 7 à 20 ans, qui vit dans un milieu dur mais étudie au Collège français, accro à l'écriture et à la lecture dans un univers d'excès, pour illustrer l'évolution d'une petite fille à l'aide d'extraits de son journal intime, qui alternent avec des "tableaux" au ton plus formel.

«Ce qui m'intéressait, explique Marie Larocque, c'était le décalage entre la réalité et la perception qu'en a la petite fille. C'est pour cela qu'il y a des "tableaux" où sont narrés les faits, croisés à la perception de Jeanne, telle qu'elle l'écrit dans son journal. C'est ce décalage qui permet d'ajouter de l'humour. Moi, je relis le livre et ça me fait rire encore, ce qu'elle raconte, et ça me fait rire que ça me fasse rire parce que ce n'est pas drôle, ce qu'elle vit.»

«Jeanne a trois soeurs, et aucune ne réagit de la même façon, reprend-elle. Même chose pour les filles qu'elle rencontre dans les centres d'accueil... Le défi, c'était de montrer un parcours dans lequel le personnage est toujours crédible, que ce soit à 7, 14 ou 17 ans. Tout évolue, au point de vue de l'écriture, de la pensée, même des sacres!»

Neuf ans

Pour écrire ce premier roman, il aura fallu neuf ans à Marie Larocque. «J'ai écrit une première shot, un canevas, il y a huit, neuf ans. Qui était beaucoup plus "pas le fun", disons. J'y suis revenue ensuite de temps en temps. Et puis, un de mes amis a vraiment trippé sur l'histoire, c'est lui qui m'a poussée à me faire publier, c'est un scénariste dans l'âme, il m'a beaucoup aidée, avec la trame, avec l'importance de la charge émotive. Il n'a pas écrit une ligne, il ne lisait même pas ce que j'écrivais, mais ses suggestions m'ont aidée.»

Comme l'ont aidée des internautes à qui elle a demandé conseil. Car Marie Larocque a fait appel à des «amis» inconnus sur Facebook qui l'ont relue, un «comité de lecture» version 2.0 qui l'a commentée longuement, questionnée...

Et Marie Larocque a retravaillé encore et encore. «Je suis sensible au rythme, c'est ce que je travaille le plus, pour que ça ait l'air toujours naturel. Je voulais une écriture sobre. Je trippe sur Albert Camus pour cette raison: il ne met pas de dentelle, il n'explique pas trop d'affaires. Ce n'est plus nécessaire: on est au XXIe siècle, j'ai plus besoin de te décrire un palmier, t'en as déjà vu. C'était utile à une époque, mais aujourd'hui, il n'y a plus grand-chose qu'on n'a jamais vu.»



Marie et Jeanne

On ne se le cachera pas, l'histoire de Jeanne, c'est un peu beaucoup l'histoire de Marie. «C'est sûr que c'est inspiré de ma vie, mais c'est pas ça, l'important. J'ai commencé à écrire le livre quand ma mère est morte, j'avais besoin de faire vivre une histoire parce qu'il y avait la mort. Mais ensuite... C'était important, pour moi, de raconter une histoire trash d'un ton léger. C'est pour ça que j'ai écrit des remerciements drôles à la fin: comme ça, le livre redevient une histoire.»

Mais Jeanne, elle, reste en nous, les autres. Vivante et morte à la fois. «C'est parce qu'au Québec, réplique Marie Larocque, on est très dans le happy ending, on veut que ça finisse bien, qu'il y ait des messages d'espoir. Ce livre, ce n'est ni l'espoir ni le désespoir, c'est un portrait. En fait, il y a une forme d'espoir dedans, et c'est que, en fin de compte, notre histoire nous appartient. Moi, à 18 ans, je me suis demandé ce qui était vraiment essentiel pour moi... et j'ai abandonné l'université à deux semaines de la fin, je suis partie en voyage sur un coup de tête. Et ça a complètement changé ma vie», conclut en souriant une Marie Larocque survivante et vivante à la fois.

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Jeanne chez les autres, Marie Larocque, Tête première, 308 pages.