L'histoire de Hasna El Becharia, celle que certains nomment la rockeuse du désert, est un chapitre passionnant sur la vie des femmes musiciennes issues de la communauté gnawa.

Rappelons que la musique et les rituels gnawas ont été introduits au Maroc par les descendants d'esclaves venus de l'Afrique noire. Certains se trouvent désormais en zone algérienne et tunisienne, aux abords septentrionaux du Sahara. Dans les années 60 et 70, leur art propice à la transe a inspiré des artistes du rock (Brian Jones, notamment) ou du jazz (Randy Weston).

Quant à la pratique féminine du gnawi, elle fut occultée jusqu'à ce que notre interviewée s'en mêle!

Hasna El Becharia s'amène pour la première fois à Montréal, dans le cadre des Nuits d'Afrique qui démarrent aujourd'hui. Originaire de l'Algérie, elle rayonne dans le Maghreb et tourne régulièrement en Europe depuis une quinzaine d'années. Instrumentiste renommée, chanteuse à la voix d'outre-tombe, pour ne pas dire reptilienne, elle vit entre Paris et Béchar, sa ville natale située aux portes du désert et proche de la frontière marocaine.

«La musique gnawa algérienne est assez similaire à la marocaine, quoiqu'il existe une différence dans la façon de chanter et de jouer le gumbri», indique-t-elle par la voix de sa choriste Souad Asla qui en traduit l'arabe dialectal. Le gumbri est un instrument à cordes pincées, central dans la musique gnawa. Sorte de guitare du désert.

«Les Gnawas algériens ont un jeu différent. Plus traditionnel, moins soumis à des changements ces dernières années. Du coup, il est plus authentique, plus brut», estime cette femme née en 1950, à la fois soucieuse de préserver ses traditions ancestrales et de les transgresser en les adaptant au contexte d'aujourd'hui.

Hasna joue le gumbri, mais aussi la guitare électrique et le banjo. Dans les années 50, 60 et 70, cela tenait carrément du sacrilège.

«Dans la confrérie gnawa, explique Souad Asla, certaines cérémonies s'adressent exclusivement aux femmes. Jusqu'à une période récente, celles-ci n'étaient autorisées à jouer que la percussion. Puisqu'elles étaient considérées impures, elles ne pouvaient toucher le gumbri, un instrument sacré. Maître de musique gnawa [mâallem], le père de Hasna le lui interdisait, mais elle se cachait pour en jouer. Dès qu'il la surprenait, il la frappait. Malgré cela, elle a dit non à cette règle.»

Choisir son destin

Hasna El Becharia eut tôt fait de choisir un autre destin. À peine sortie de l'adolescence, elle rompit les liens d'un mariage arrangé et apprit le métier de musicienne. «Elle s'est libérée très jeune, mais en a payé le prix», estime la choriste de Hasna, avant d'en résumer le long purgatoire.

«Son père a quitté sa famille lorsqu'elle venait d'avoir 18 ans. Il lui a laissé la charge entière de ses frères et soeurs, de sa maman devenue aveugle. Du coup, le seul moyen qui lui permettait de subvenir aux besoins de ses parents et de ses propres enfants était la musique. Dans ce contexte, elle dut vivre seule pendant plusieurs années. Mais sa maison était devenue un havre de paix, maison ouverte aux femmes en difficultés: prostituées, femmes rejetées par leurs parents, exclues de leur foyer. Lorsque j'étais toute petite, Hasna avait mauvaise réputation. On nous disait de ne pas l'approcher... Puis j'ai compris qu'on la rejetait parce qu'elle était libre.»

Vu ses responsabilités familiales, on la laissait faire sa musique. Hasna gagnait sa vie entre autres en jouant dans les mariages, dont certaines parties étaient exclusivement réservées à la gent féminine. Souad en témoigne: «C'était plus intense qu'un concert rock! À la première note de sa guitare blanche, toutes les femmes se levaient. Elles étaient trop belles lorsqu'elles passaient ces heures de liberté avant de retourner à leurs tâches. Les hommes n'y avaient pas accès, ils écoutaient aux portes, jaloux de notre plaisir.»

Au fil du temps, des promoteurs eurent vent de cette rebelle gnawa, en voie de devenir la rockeuse du désert. Elle put voyager jusqu'en France et en Europe; la voici en Amérique du Nord, la voici à Montréal.

«Aujourd'hui, dit Souad Asla, son statut est différent parce qu'elle a été reconnue à l'étranger. Hasna est la star de sa communauté. Grâce à ses efforts, en tout cas, les choses ont avancé. Non seulement pour les femmes de notre communauté, mais aussi pour notre culture. Elle n'exprime, d'ailleurs, aucune rancune à l'endroit de ceux qui lui ont causé du tort, ayant acquis patience et sagesse.»

«Maintenant, conclut Hasna en arabe que traduit sa choriste, des hommes qui m'avaient répudiée me présentent leur femme et leurs filles pour que je leur apprenne la musique.»

Tiens, toi.

Dans le cadre des Nuits d'Afrique, Hasna El Becharia se produit ce soir, à 20h30, au Cabaret du Mile-End.