La question est délicate... Mais elle mérite d'être posée. Héritage de l'affirmation d'une minorité opprimée et de sa lutte pour l'égalité, les quartiers gais ont émergé dans les années 60-70, un peu partout dans le monde. Du moins, là où la liberté n'est pas seulement une marque de yogourt.

De Castro à Greenwich Village, de Church&Wellesley à Toronto au Soho de Londres, la communauté gaie avait enfin ses quartiers pour s'amuser et socialiser. Loin du mépris et du rejet. Qui plus est, ses membres pouvaient se rencontrer sans crainte de se faire battre ou insulter.

Qu'en est-il aujourd'hui? Qui se ressemble ne s'assemble plus nécessairement dans un quartier unique. À Montréal, plusieurs jeunes LGBT (lesbiennes, gais, bisexuels et transgenres) fréquentent rarement (ou pas du tout) le Village. Ils préfèrent aller dans les bars et les cafés du Mile End, de Villeray ou de Griffintown. Ils aiment se mêler à leurs amis hétéros, se fondre dans la foule, sans avoir l'impression d'être épiés, assis à une terrasse entre Amherst et Papineau, par des badauds qui «vont voir des gais» dans leur habitat naturel. Comme d'autres se rendent au zoo...

Jadis, les gais étaient à l'affût des dernières tendances en musique, en arts, en mode. Ils faisaient partie d'une culture underground, marginale, isolée. Ils avaient besoin d'un espace commun pour se retrouver, créer et s'épanouir.

Aujourd'hui, au Québec, la culture gaie est devenue mainstream. Ses créateurs les plus intéressants évoluent loin du Village. Vous risquez davantage de croiser Xavier Dolan, Ariane Moffatt ou Philippe Dubuc dans le Vieux-Montréal, le Plateau ou Rosemont. Michel Lemieux et Victor Pilon dirigent les défilés anniversaires de Montréal... pas ceux de la Fierté. Nos plus grands metteurs en scène (ouvertement) homosexuels - les René Richard Cyr, Robert Lepage, Serge Denoncourt - n'ont jamais collaboré à des spectacles gais dans le Village.

Du côté de la nuit, les artistes en marge qui animaient naguère les discothèques du Village évoluent désormais en dehors du quartier. On va entendre DJ Frigid ou Plastik Patrik dans un cabaret de l'avenue du Parc. On organise les soirées alternatives Meow Mix à la Cinémathèque québécoise. On va voir une exposition de Zilon au Métropolis. Le Piknic Électronik, les soirées du Belmont et de C'est Extra attirent des jeunes et moins jeunes, toutes orientations sexuelles confondues.

Autre son de cloche

Pourtant, à l'occasion de la Semaine de la Fierté, les organisateurs du projet Aires Libres donnent un tout autre son de cloche dans un communiqué de presse.

Selon eux, leur manifestation qui provoque la fermeture de la rue Sainte-Catherine dans le Village a permis «la piétonnisation artistique et culturelle» de l'artère.

Ils citent Les boules roses, la ludique installation de Claude Cormier qui colore le ciel du quartier depuis trois étés, le cinéma en plein air, l'installation déambulatoire dans le terrain vague en face du Cabaret Mado, une exposition de photos dans le parc à côté du métro Beaudry, entre autres preuves de cette vitalité créatrice.

Ce même communiqué affirme qu'Aires Libres a réussi à transformer «un quartier en déclin en remarquable exemple de revitalisation urbaine». D'accord, le Village est désormais une destination gaie incontournable. Il attire des touristes du monde entier. Mais cela tient aussi à la bonne réputation de Montréal et à l'ouverture d'esprit de sa population.

Que voulez-vous, il faut bien justifier la fermeture de la Catherine durant quatre mois. (Ce qui doit faire l'envie de quelques commerçants ailleurs dans la métropole...) De là à parler d'un «quartier culturel», on se calme!

L'épreuve des faits

Pour peu qu'on fréquente le Village depuis sa naissance, au début des années 80, ce débordement d'enthousiasme ressemble à du «pétage de bretelles» de l'arrondissement de Ville-Marie et de la Société de développement commercial du Village.

Dans les faits, ce quartier a bien mauvaise mine. Son rayonnement touristique et commercial n'arrive pas à masquer la souffrance, l'itinérance et la marginalité d'un segment vulnérable de la communauté gaie.

Ces jeunes homos, d'ici ou de l'extérieur de Montréal, qui débarquent dans le Village (souvent rejetés par leur famille ou leur milieu), croyant y trouver un éden... mais qui tombent dans l'enfer de la drogue, de la délinquance et du sexe sans lendemain.

Dans la réalité, la culture du Village se résume souvent aux trois premières lettres du mot "culture".

La Catherine, entre Amherst et Papineau, a un seul lieu artistique qui présente des spectacles professionnels (le National). Mais une pléthore de bars de danseurs, de saunas, de peep-shows... L'architecture affreuse des façades de quelques commerces a de quoi donner de l'urticaire à Phyllis Lambert! La terrasse d'un bar au centre du Village ressemble à un enclos pour entasser des bovins!

Et comment expliquer qu'en 30 ans, ce quartier, bourré de fast-foods, n'ait jamais pu garder un seul restaurant gastronomique digne de ce nom? Dernier en lice, le NüVü a fermé au bout de 12 mois; il a été remplacé par... un Dunn's.

Est-ce ainsi que le Village se cultive, dans le jardin de la misère urbaine?

Désolé, mais il y a loin de la coupe aux lèvres et «d'un Village qui fleurit au vent des tendances, enraciné avec force dans des valeurs qui traversent le temps [...] grâce aux artistes, aux créateurs, aux innovateurs» ! (Extrait du texte Village, nous croyons, sur le site unmondeunvillage.com)

Finalement, l'existence du Village est sûrement une bonne chose. À condition d'en sortir.