Il est révolu, le temps où les médecins ouvraient un petit cabinet près de chez eux pour y recevoir leurs patients. Selon les estimations du Collège des médecins, une majorité de cliniques appartiennent aujourd'hui à des non-médecins, allant du pharmacien au dentiste en passant par le propriétaire de boutiques de vêtements ou le courtier immobilier.

«Les jeunes médecins, explique le président de l'ordre, le docteur Charles Bernard, ne veulent plus s'occuper de tout l'aspect administratif en plus de leur pratique. Ils n'ont pas le goût de gérer un toit qui coule à la clinique la fin de semaine. Des investisseurs ont saisi l'occasion.»

À Québec, la plus grosse clinique publique de la région, La Cité médicale, a été fondée et appartient en partie au promoteur immobilier Groupe Dallaire; à Côte-des-Neiges, une dentiste est à la tête des cliniques Diamant et de la cinquantaine d'omnipraticiens et de spécialistes qui y pratiquent; plus à l'est, quatre pharmaciens pilotent le groupe de médecine familiale du Plateau Mont-Royal; À Saint-Bruno et à Laval, la pharmaceutique McKesson a récemment racheté les cliniques publiques MedSync pour les rouvrir sous le nom de l'enseigne Huma+.

Au privé, les cliniques Medisys, de même que la chaîne spécialisée en santé au travail Plexo, appartiennent en partie à l'homme d'affaires montréalais Andrew Lutfy, propriétaire des chaînes de boutiques de vêtements Dynamite et Le Garage, grâce à des parts dans le fonds d'investissement Persistence Capital Partners.

«Pour lui, d'un point de vue business, ça fait du sens d'investir dans la santé et la prévention. C'est quelque chose en quoi il croit et il s'implique beaucoup», mentionne l'adjointe de M. Lutfy, qui nous a transmis ses réponses.

Le Dr Bernard lance tout de même un avertissement: «Ceux qui gèrent [ces cliniques] ne le font pas pour les beaux yeux des patients. Ils le font pour faire de l'argent.»

Le président de l'organisation Médecins québécois pour le régime public, le docteur Alain Vadeboncoeur, ajoute: «Ce sont des modèles rentables qui misent sur les failles du système public. Il y a un risque de dérive. Avant, les cliniques étaient centrées sur une logique professionnelle. Avec cette formule, ça devient une logique de rentabilité.»

Gérer telle une entreprise

Sylvain Tassé, un courtier immobilier de Laval qui s'apprête à ouvrir quatre centres médicaux privés dans la grande région de Montréal, convient que «c'est sûr qu'une clinique, c'est une entreprise avant tout». Même s'il n'a aucun bagage médical, il croit tout de même être un atout pour ses cliniques. «Mon rôle est de rassembler des gens et des visions. Beaucoup de médecins ne sont pas très aguerris en gestion, tout simplement parce qu'ils sont trop pris par leur travail. Je m'occupe de ça pour eux», dit-il.

Bertrand Blanchet, un entrepreneur de Magog qui a ouvert en 2011 une clinique médicale dans le cadre d'un projet domiciliaire de 500 unités pour retraités et préretraités, croit pour sa part offrir plus au patient qu'une clinique appartenant à un médecin. «C'est extrêmement fastidieux pour des médecins de monter des cliniques, alors que nous arrivons à rassembler plusieurs disciplines sous un même toit. Nous avons un podiatre, un psychologue, un physiothérapeute. Nous sommes multidisciplinaires. Ça aurait été impossible de rassembler tout ça si la clinique avait été ouverte par un ou deux médecins.» La clinique, indique-t-il, est aussi un atout incroyable pour attirer de nouveaux acheteurs.

C'est aussi pour attirer la clientèle si le Groupe Dallaire a eu l'idée, il y a six ans, d'ouvrir une clinique dans un centre commercial dont il est propriétaire à Québec. «On a approché des médecins en leur disant qu'on leur fournirait les locaux, mais ils nous ont demandé d'être propriétaires avec eux, raconte le vice-président de l'entreprise, Alain Dallaire. Ils ne voulaient pas perdre de temps avec la gestion et la construction.»

Quelques années plus tard, la Cité médicale est la plus grosse clinique de la capitale, peut-être même de la province. Une deuxième succursale a récemment ouvert à Montréal, dans un autre édifice appartenant au promoteur. Une troisième sera inaugurée cet été à Charlesbourg. «On ne s'ingère pas dans la médecine. Ce sont les directeurs médicaux qui s'en chargent. Nous, on s'occupe des finances, des ressources humaines et de la gestion au «day to day» », laisse entendre le vice-président.

Craintes de frais accessoires

Les inquiétudes subsistent tout de même. «[Ces cliniques] ont tendance à offrir des soins qui ne sont pas nécessaires parce qu'ils sont plus payants», affirme le Dr Vadeboncoeur, faisant référence aux prises de sang et au test du tapis roulant compris dans les bilans annuels. «Ce n'est pas une médecine qui ajoute à la santé des patients.»

Selon lui, les cliniques devraient rester la propriété des médecins. «Si tu entres des corporations ou des non-médecins là-dedans, ça crée une distorsion. Et tu ne veux pas interférer entre le médecin et le patient.»

Au Collège des médecins, ce sont des frais accessoires que l'on s'inquiète. «C'est rare qu'il y a des combines entre deux médecins, mais avec des laboratoires ou des pharmaciens [comme propriétaires], la combine peut être possible», croit le Dr Bernard. Il s'inquiète notamment que des médecins reçoivent des avantages indus en favorisant certaines clientèles. Par exemple, en donnant des rendez-vous plus rapidement aux patients qui acceptent de payer pour un bilan médical.

Le cabinet du ministre de la Santé se fait rassurant. «Notre objectif est que les médecins gardent leur indépendance professionnelle, assure l'attachée de presse du ministre Réjean Hébert, Ariane Lareau. Mais ils sont encadrés par leur code de déontologie. Il y a des balises. Les médecins doivent louer leurs locaux et payer un bail au prix du marché. Ils ne doivent pas avoir d'avantages indus et le Collège des médecins est vigilant là-dessus. Le Ministère est ouvert à faire des analyses si des problèmes sont soulevés.»