Algérie, Pakistan, Syrie, Somalie, Daghestan... Les exemples de Canadiens partis vers des zones d'insurrection, la plupart du temps au sein de groupes classés comme terroristes, se multiplient. Mais le Canada ne possède pas d'outil juridique, à part des tactiques indirectes, pour empêcher ces mercenaires du djihad de quitter le pays et punir ceux qui organisent ici ces filières. Il doit se contenter de les faire surveiller par ses services de renseignement. Un système loin d'être infaillible.

«Nous n'avons pas beaucoup d'outils à notre disposition pour empêcher les Canadiens de partir combattre à l'étranger. On peut juste les surveiller, et les arrêter seulement s'ils préparent un attentat», constate Ray Boisvert, ex-numéro deux du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), aujourd'hui à la tête de la firme-conseil I-Secis, en entrevue à La Presse.

«Le Canada, comme tous les pays, a la responsabilité d'empêcher ses citoyens de se rendre dans les zones d'agitation et de prendre part à des actes terroristes», a pourtant déclaré, le 27 mars, le ministre fédéral de la sécurité publique, Vic Toews, dans le cadre d'un symposium sur «l'extrémisme violent».

Quatre jours avant cette profession de foi, la Gendarmerie royale du Canada confirmait ce que l'Algérie avait déjà affirmé à l'époque, au grand dam du gouvernement Harper: il y avait bel et bien deux Canadiens parmi le commando terroriste de Mokhtar Belmokhtar responsable de la prise d'otages sur le site gazier d'In Amenas, en janvier dernier.

Selon la CBC, il s'agit de deux jeunes amis de London, en Ontario: Xristos Katsiroubas, jeune converti à l'islam radical issu d'une famille grecque orthodoxe, et Ali Medlej. Ils auraient été repérés par le SCRS en 2007, mais ils ont réussi à quitter le Canada l'an dernier vers l'Algérie sans être inquiétés. Un troisième jeune djihadiste de London parti avec le duo aurait été arrêté et serait incarcéré en Afrique du Nord. Des informations que la GRC refuse de confirmer. «Notre enquête se poursuit et la GRC ne donnera pas plus d'information pour le moment», indique la porte-parole Laurence Trottier.

L'été dernier, un autre Canadien converti est mort lors d'un affrontement avec les forces spéciales russes au Daghestan. Il y aurait aussi une quinzaine de djihadistes canadiens dans les zones tribales du Waziristan, a affirmé l'un deux récemment.

Au total, ils seraient au moins une cinquantaine de Canadiens actifs dans divers foyers d'insurrection, selon les données divulguées par le SCRS - un chiffre vraisemblablement en deçà de la réalité.

Ruée vers la Syrie

À l'heure actuelle, le nouveau pôle d'attraction pour ces combattants de la guerre sainte est la Syrie. Il suffit de visiter les forums internet islamistes pour constater que ce conflit enflamme la Toile, suscite l'indignation et, surtout, des vocations. «Damas, la base du djihad sur terre», proclame un document rédigé par le Cheikh Hussayn Ibn Mahmud. «Nos frères et soeurs se font tuer, violer, torturer, égorger, enterrer vivants, brûler vif», déplore un internaute qui récolte de l'argent pour la Syrie.

On a appris récemment qu'une soixantaine de Belges s'y trouveraient. Plusieurs dizaines de Français aussi. Entre 70 et 100 Britanniques également. Combien y a-t-il de citoyens canadiens au combat dans ce pays? Le SCRS n'a pas répondu à notre question à ce sujet. Mais Ray Boisvert n'a «aucun doute» que plusieurs Canadiens, et en particulier des Québécois, ont répondu à l'appel du djihad en Syrie.

Pour se joindre à l'insurrection anti-Bachar al-Assad, rien de plus facile. La route est connue. Ces volontaires s'envolent pour l'Europe, destination anodine - en général Francfort -, puis vers Ankara, en Turquie, avant de passer la frontière syrienne. Comme il n'y a aucun contrôle à la sortie au Canada, leur départ risque fort de passer inaperçu. «On ne peut pas savoir s'ils sont partis et où sont-ils partis», note Ray Boisvert.

Difficiles à suivre

Autre complication, et non des moindres pour les services de renseignement: rejoignent-ils les rebelles «officiels» de l'Armée syrienne libre (ASL), reconnus et armés par l'Occident - le «djihad autorisé» (par l'Occident), pour reprendre la formule du juge antiterroriste français Marc Trévidic -, ou bien ceux de milices djihadistes ou salafistes comme Jabhat un Nusra, classé comme terroriste par les États-Unis (mais pas par le Canada), ou tout groupe clairement lié à la nébuleuse Al-Qaïda?

«C'est complexe en effet, note Ray Boisvert. Et même s'ils sont attirés à l'origine par l'ASL, une fois sur place, rien ne les empêche de rejoindre les djihadistes mieux armés et qui ont le plus d'impact.»

Pas d'arrestation préventive

Mais peu importe, le Code criminel canadien ne permet pas l'arrestation préventive d'un aspirant combattant en Syrie, au Mali ou en Somalie. Un des seuls moyens discrets de bloquer un candidat potentiel au djihad est de l'inscrire dans la liste controversée des personnes interdites de vols (no-fly list). «On peut aussi lui retirer son passeport canadien, mais c'est un processus compliqué», constate Ray Boisvert.

Mais, selon Stephen Slessor, porte-parole au ministère de la Justice, le «projet de loi S-7 (Loi sur la lutte contre le terrorisme), qui est actuellement en troisième lecture à la Chambre des communes, prévoit de nouvelles infractions liées au fait de quitter ou de tenter de quitter le Canada aux fins de commettre des actes terroristes, notamment l'infraction prévue à l'article 83.18 du Code criminel». Celui-ci indique qu'est coupable d'un acte terroriste quiconque, sciemment, participe à une activité d'un groupe terroriste dans le but d'accroître la capacité de tout groupe terroriste de se livrer à une activité terroriste ou de la faciliter.

«Mais qu'en est-il des personnes qui veulent rejoindre un groupe, mais qui n'ont pris aucun contact avant le départ?», questionne le juge antiterroriste français Marc Trévidic, joint par La Presse.

En France, en réaction à l'affaire Mohamed Merah, on a entamé une vraie chasse à ces volontaires du djihad et au démantèlement de filières djihadistes, surtout vers le Sahel. Plusieurs ont été arrêtés avant leur départ, ou parce qu'ils encourageaient ou facilitaient le recrutement et l'envoi de combattants.

L'un d'eux, un citoyen canadien de 26 ans, a même été expulsé le 8 février dernier vers Montréal en raison «de ses relations étroites avec des personnes ayant combattu en Syrie au sein de groupes extrémistes et d'un Tunisien membre d'Al-Qaïda impliqué dans des projets terroristes», a indiqué la police française.

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Enrayer le danger par des arrestations préventives

«Celui qui veut faire le djihad est un terroriste en puissance. Il est inutile d'attendre qu'il ait fait ses preuves.»

Cette déclaration en faveur d'arrestations préventives, qui va faire sursauter, est signée Marc Trévidic, juge d'instruction à la section antiterroriste du Tribunal de grande instance de Paris, dans son dernier ouvrage Terroriste - Les 7 piliers de la déraison.

Il consacre un chapitre complet à convaincre de la nécessité de «faire notre possible pour empêcher nos jeunes musulmans de partir sur une terre de ddjihad ou de pré-ddjihad» parce que «c'est là-bas qu'ils achèvent leur cercle initiatique et complètent leur formation». Selon lui, même si «le système judiciaire préventif peut paraître injuste», il est nécessaire pour «éviter une infraction beaucoup plus grave». Au même titre qu'on arrête un conducteur ivre avant qu'il ne tue quelqu'un.

Un point de vue qu'il réitère en entrevue avec La Presse. «Même si la répression va être infiniment moindre pour ceux qui ne sont pas partis, il vaut mieux essayer d'arrêter les gens avant qu'ils partent, car, au contact des vrais terroristes, ils peuvent devenir dangereux.»

Le juge Trévidic reconnaît que c'est de la «prévention un peu poussée», mais qui «permet de protéger le candidat au ddjihad et pas uniquement ses potentielles victimes», croit-il.

Dans son ouvrage, il rappelle le «danger potentiel que représentent les djihadistes à leur retour» au pays, problématique décrite ici dans des rapports du Service canadien du renseignement de sécurité, et le fait que le «terrorisme islamiste est un phénomène mondial qui appelle une solidarité et une stratégie collective».

La législation antiterroriste française inclut l'infraction d'«association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme». «À partir du moment où nous pouvons démontrer que des individus se sont entendus en vue de rejoindre un groupe que l'on peut qualifier de terroriste, nous pouvons l'utiliser, explique Marc Trévidic à La Presse. C'est cette infraction qui nous permet d'interpeller un groupe qui entendait partir rejoindre un groupe terroriste. Encore faut-il pouvoir qualifier de terroriste le groupe, ce qui n'est pas toujours évident, si l'on prend l'exemple de la situation en Syrie.»

Un tour de vis a été donné récemment avec l'adoption de la Loi sur la sécurité et la lutte contre le terrorisme, qui permet dorénavant de «poursuivre plus efficacement les personnes ayant participé à des camps d'entraînement terroristes à l'étranger alors même qu'elles n'auront pas commis d'actes répréhensibles sur le territoire français», justifiait le ministre de l'Intérieur de la France, Manuel Valls, en octobre dernier.