À 13 ans, il posait des pancartes pour le Parti québécois. À 20 ans, il flirtait avec le Canada dans un anglais boiteux. Journaliste casse-cou, il est devenu un politicien agressif et un tribun remarquable. La Charte des valeurs sera-t-elle l'écueil sur lequel s'échouera la carrière politique de Bernard Drainville ou le tremplin qui le propulsera vers les plus hauts sommets?

Welcome to Canada

Février 1985. Bernard Drainville, président de l'Association des étudiants de l'Université d'Ottawa, décide sur un coup de tête de se présenter à la présidence de la Fédération des étudiants de l'Ontario (FEO). Il affronte des candidats de grandes universités ontariennes. Le prochain président devra négocier avec le gouvernement de Queen's Park qui veut... hausser les droits de scolarité.

Jamais un francophone n'a été élu à la tête de la FEO. Et, surtout, un francophone qui parle aussi mal l'anglais.

«Il avait de la difficulté avec le h aspiré, raconte John Carlos Tsiflidis, qui l'a connu à cette époque. Dans un discours, il voulait parler de hassle [embêtement]. Mais il l'a dit sans h, ça sonnait vraiment comme... asshole [trou de cu|]. On s'est tous regardés, on s'est dit: ça doit être ça qu'il a voulu dire.»

John Carlos Tsiflidis en rit encore.

Malgré cet anglais boiteux, Bernard Drainville est élu président de la FEO. «Il a fallu cinq tours de scrutin, se rappelle-t-il. Et après, je l'ai appris, l'anglais!»

Jacques Parizeau raconte souvent qu'il est devenu souverainiste lors d'un voyage en train. Le voyage de Bernard Drainville aura duré 10 ans. Entre la défaite référendaire de 1980 et l'échec de Meech, Drainville a vécu son idylle avec le Canada.

«Après le référendum, je me suis dit: si on est pour rester dans le Canada, je veux savoir c'est quoi, ce pays-là!»

Il va donc étudier à l'Université d'Ottawa et gagne sa vie comme page à la Chambre des communes. Lors du départ de Pierre Elliott Trudeau, il lui envoie, avec d'autres pages, une lettre admirative.

Seize ans plus tard, quand Trudeau meurt, Drainville fera des pieds et des mains pour être l'un des rares journalistes qui monteront à bord du train qui conduira la dépouille de Trudeau d'Ottawa à Montréal. «Pour moi, c'était clair qu'il vivait un deuil», raconte sa collègue de l'époque, Christine St-Pierre, devenue depuis députée libérale.

Ici Radio-Canada

Août 2001. Le véhicule de Bernard Drainville est garé dans la jungle colombienne. Le journaliste et son caméraman sont débarqués sans s'annoncer sur le territoire des redoutables Forces armées révolutionnaires colombiennes (FARC), spécialistes de la prise d'otages, en réclamant une entrevue avec un commandant des FARC.

«Pendant quatre heures, ils nous ont fait lanterner. Ils nous ont confisqué notre passeport, notre matériel, nos clés d'auto. C'est là que je me suis dit: mais qu'est-ce que j'ai fait là?», raconte Drainville. Les FARC les reconduiront finalement manu militari à la ville la plus proche.

Le boulot de correspondant en Amérique latine a été l'apothéose de la carrière journalistique de Bernard Drainville. À force de travail, il a réussi à atteindre le sommet de la hiérarchie... tout en étant très peu radio-canadien.

Sa tignasse bouclée était perpétuellement en bataille. Son choix de vêtements hérissait le styliste de Radio-Canada. Mais c'est surtout sa façon directe de s'exprimer qui le faisait détonner en ondes.

«Ce n'était pas Pierre Nadeau, dit Daniel Lessard, qui a été son patron à Ottawa. Il voulait que les gens le comprennent. Non, ce n'était pas très radio-canadien. Mais il s'en foutait.»

Au début de sa carrière, après un topo où il avait mis en ondes des ouvriers en grève qui sacraient comme des charretiers, les patrons de Radio-Canada ont même tenu une réunion pour décider si le «style Drainville» convenait à la maison...

Drainville était un journaliste ambitieux, tenace et, surtout, bûcheur. «Il faisait photocopier des milliers de pages de documents à la pauvre fille qui était notre adjointe», se souvient Christine St-Pierre.

Après son séjour en Amérique latine, on lui offre d'animer une émission quotidienne. «Je n'en revenais pas. Pour moi, c'était comme un attaquant qu'on mettrait dans les buts», raconte Christian Merciari, qui a été son recherchiste. «Il m'a beaucoup étonné!»

Quand l'émission commence, 20 000 auditeurs sont au rendez-vous. Quatre ans plus tard, 100 000 personnes regardent La part des choses. «Les gens l'ont adopté», résume Christian Merciari.

Mais Bernard Drainville vise le siège de Bernard Derome. Quand ses patrons lui disent qu'il n'est pas dans les plans, il prend la direction de Québec. Avec, pensent plusieurs, un objectif ultime en tête: faire de la politique.

La passion de Bernard

Octobre 1976. Louisette Pagé, qui travaille pour le Parti québécois (PQ) dans la circonscription de Berthier, cherche quelque chose à confier à son «petit Bernard», qui traîne autour du local électoral. «Je l'ai envoyé poser des pancartes», raconte la femme de 73 ans. Une passion est née.

Trente et un ans plus tard, André Boisclair lui propose de faire le grand saut. Pendant ces discussions, il réalise une entrevue avec le chef péquiste. Hors d'ondes, il dit à Boisclair: «Il faut que tu sois bon.»

Six mots qui prennent une tout autre couleur quand il annonce qu'il se présente pour le PQ. C'est le tollé. Tout le monde crie au conflit d'intérêts.

«Sachant ce que je sais aujourd'hui, si c'était à refaire, je ne la referais pas, cette entrevue. Mais dans le contexte, je pense que j'ai bien agi», se défend-il.

Cette transition ratée marque le début d'un long chemin de croix. La campagne électorale est désastreuse pour le PQ. Mario Dumont, armé du thème porteur de... l'identité, cartonne. Le PQ finit avec l'un des pires scores de son histoire.

«Ç'a été très dur, se souvient Lisette Lapointe, alors députée de Crémazie. En Chambre, on s'est retrouvés dans le poulailler. On ne pouvait pas être plus près de la porte!»

Drainville est promu critique en santé. Il affrontera le redoutable Philippe Couillard. A-t-il réussi? «Il a eu l'air d'un enragé, tranche Christine St-Pierre. Les questions qu'il posait... j'ai été renversée. Est-ce que la politique peut changer quelqu'un à ce point?»

«Contre Couillard, il a été excellent, estime Lisette Lapointe. Mais il a travaillé comme un fou.» Il faut voir les notes de Drainville avant qu'il pose une question, souligne son collègue de Borduas, Pierre Duchesne. «Il n'y a pas une ligne qui n'est pas soulignée, raturée, encerclée.»

Une chose est certaine: Drainville est rapidement devenu un tribun exceptionnel. «Quand il parle, wow. On est scotchés à notre siège», dit Mme Lapointe. Le succès de ses discours est tel qu'il a parfois porté ombrage à Pauline Marois. «Il faut que le chef reste la vedette», ironise un député.

Et il est particulièrement éloquent lorsqu'il parle de souveraineté. Lorsqu'il était dans l'opposition, il a spontanément relevé le gant quand le ministre Alain Paquet lui a lancé qu'il n'avait jamais entendu un argumentaire cohérent pour la souveraineté. Son allocution de 10 minutes a cartonné sur YouTube.

Le plus dur apprentissage de la politique? «Jouer en équipe», répond Bernard Drainville. Dans l'opposition, il a plus d'une fois fait cavalier seul. Quand, par exemple, en janvier 2012, il déclare dans une entrevue au Devoir que le PQ pourrait bien disparaître.

Mais Pauline Marois ne l'a jamais vraiment sanctionné: c'est lui le premier qui a décroché le téléphone pour la convaincre de se lancer au départ de Boisclair. Et maintenant, c'est lui que plusieurs, au PQ, voient comme leur futur chef.

Sur le plancher des vaches

Juillet 2013. Bernard Drainville est assis à la table familiale, chez ses parents, à l'île Dupas. Il est avec son fils Mathis, 9 ans, dernier de ses trois enfants. «Moi, je ne suis pas un vrai Québécois, lui dit Mathis. Je suis un Coréen.»

Quelques semaines avant que n'éclate au Québec un débat déchirant sur l'identité, Bernard Drainville a dû faire face à la propre crise d'identité de son fils adopté en Corée. «Je l'ai vu en train d'expliquer à Mathis qu'il était un Québécois d'origine coréenne. Qu'on était tous égaux», raconte sa soeur Hélène.

La famille Drainville, de 6 enfants, compte 16 petits-enfants, dont 5 ont été adoptés à l'étranger. Chez eux, l'entraide a toujours primé, dit Hélène Drainville. «Sur une ferme, on apprend à travailler. Et on apprend la solidarité», souligne Bernard, aîné de la famille.

Son enfance rurale à l'île Dupas a marqué Drainville. Une île, 400 habitants, un père producteur laitier. Une communauté "chrétienne", tient-il à préciser.

Mais le débat a toujours fait partie de la famille. «On a toujours discuté. On a toujours débattu, dit sa soeur. On a été élevés avec Bernard Derome, La semaine verte et le hockey.»

Chaque printemps, la famille se retrouve encore à la cabane à sucre familiale. Cette enfance à l'eau d'érable a-t-elle jeté les bases des «valeurs québécoises» du futur ministre? Avant de lancer son projet de loi, Drainville a consulté un réseau de contacts de tous horizons, bâti au fil des ans. La base d'une belle organisation politique, observe Lisette Lapointe. Bernard Drainville, futur chef du PQ? Louisette Pagé a son conseil, tout prêt. «C'est du bon bois pour en faire. Mais pas tout de suite. Il faut qu'il apprenne à prendre son temps.»

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