Malgré ses millions, le grand patron de Rail World inc., Edward Burkhardt, s'est toujours fait une fierté de gratter les fonds de tiroirs.

« On voulait tous les deux être celui qui conduit la plus vieille voiture. La mienne avait quinze ans, et je l'ai gardée deux ans de plus pour entretenir notre petite rivalité amicale », raconte son ancien partenaire d'affaires, Henry Posner III, qui préside la Railroad Development Corporation.

Lorsque les deux hommes s'envolaient pour l'Estonie - où ils ont privatisé le chemin de fer -, c'était toujours en classe économique, précise M. Posner, « parce qu'on se battait aussi pour acheter le billet d'avion le moins cher ».

Frugal et discret, Burkhardt avait même installé son bureau estonien dans un quasi-placard, rapporte son vieil allié.

« Ce n'est pas le genre d'homme qui affiche son pouvoir en s'entourant de gros meubles luisants, renchérit une journaliste spécialisée qui l'a rencontré à plusieurs reprises, mais ne veut pas être nommée. Il préfère porter une chemise à carreaux qu'une cravate et il n'est pas matérialiste du tout. Pour lui, ce sont les gens qui comptent, pas les choses. »

Depuis qu'un train de la Montreal, Maine & Atlantic Railway (MMA) a rasé le centre-ville de Mégantic, plusieurs se demandent toutefois si le souci d'économie de son propriétaire n'a pas été poussé trop loin : vieil équipement, équipes réduites, convois laissés sans surveillance...

En 1997, un élu républicain s'indignait déjà devant l'insistance de Burkhardt à vouloir doter ses trains d'un seul conducteur assisté d'un système de contrôle à distance. « Ed Burkhardt se fiche de la sécurité du public. Il pense à ses profits, point final », avait alors déclaré le représentant John Dobyns, bien décidé à lui barrer la voie.

En mai 2010, Edward Burkhardt a tout de même implanté sa vieille idée au MMA, dans l'espoir d'économiser 4,5 millions.

Même après l'accident, il a continué à défendre sa décision. Assis dans son bureau rouge, en entrevue avec Radio-Canada, il est allé jusqu'à dire que le simple fait d'assurer la surveillance des convois aurait été trop coûteux et aurait fait perdre des contrats à sa compagnie.

Franc-parler

« Il peut être direct et tranchant. C'est certain que ça choque », commente une observatrice de l'industrie. Au Royaume-Uni, où l'homme de 74 ans a privatisé l'English Welsh & Scottish Railway, plusieurs ont réclamé sa peau après l'avoir entendu dire que la façon de faire des Britanniques était « folle » ou que certains clients « étaient plus méchants que des chiens de dépotoir ».

Les syndicats bousculés le considéraient carrément comme le « diable incarné », ajoute Nigel Harris, éditeur du magazine britannique RAIL.

Mais au total, nuance-t-il, les Anglais s'en souviennent surtout comme d'un héros. « Il peut séduire une salle en cinq secondes avec sa franchise rafraîchissante. Il montait à bord des locomotives. Je n'ai jamais vu quiconque susciter une aussi forte loyauté », explique le journaliste au téléphone.

Lors d'une tournée d'adieu, dit-il, « les employés lui couraient après et lui sautaient au cou ».

Dans le Midwest américain, le septuagénaire laisse le même souvenir impérissable. « Depuis une semaine, ses anciens employés nous appellent pour nous offrir leur aide bénévolement », raconte son assistante, Cathy Aldana.

« C'était un patron merveilleux, très accessible, confirme l'un de ses anciens ingénieurs. Dès qu'il rencontrait un employé, il se rappelait son prénom à jamais. »

Sans coeur ?

Au Québec, Burkhardt n'a pas su attirer la sympathie. Il s'est dit anéanti par la tragédie, mais son visage marqué d'un perpétuel sourire en coin et ses petits rires semblaient souvent contredire ses paroles. En entrevue à CNN, il a déclaré que son voyage était un échec, ce qui n'empêche pas son assistante de le défendre. « Ça prend du courage pour aller présenter ses excuses devant tout le monde sans s'entourer d'une équipe de relationnistes », souligne Mme Aldana.

Fidèle à son patron, la diplômée en psychologie et en études juridiques est restée au bureau tard dans la nuit pour répondre aux appels. Des gens lui hurlaient leur colère et leur douleur, juraient en français, proféraient des menaces de mort.

« C'est compréhensible, dit-elle, mais Ed n'est pas dénué de coeur. Quand un train a tué des adolescentes qui avaient roulé au milieu de la voie, je l'ai vu pleurer. Et je ne serai pas surprise s'il pleure encore en nous racontant ce qu'il a vu chez vous. Depuis une semaine, je me demande s'il a dormi. »

À 74 ans, le résidant de Chicago travaille toujours comme un fou - plus de 12 heures par jour, dit-elle. « Et il prend le train de banlieue plutôt que sa voiture, même si c'est deux fois plus long. Les trains, c'est toute sa vie. »

Pionnier

En 50 ans de carrière, Edward Burkhardt a ainsi racheté des réseaux dans plus d'une dizaine de pays. À l'époque, c'était visionnaire, affirme son ancien partenaire d'affaires Henry Posner III, qui s'est lancé dans la même aventure.

Pour les magazines spécialisés, Burkhardt est donc un « prince de l'industrie », un « franc-tireur » et un « ambassadeur mondial ». Lorsque le magazine Railroad Age l'a sacré 35eRailroader of the Year, en 1999, il a même « attiré le plus grand auditoire de l'histoire de cette récompense ».

La même année, l'homme était pourtant chassé de la première compagnie lui ayant appartenu, Wisconsin Central. La valeur de l'action était passée de 41 à 17 $. Burkhardt réinvestissait les revenus plutôt que de verser des dividendes. Un fax reçu en pleine nuit l'a avisé que les administrateurs se réunissaient sans lui. C'est sa démission forcée qui l'a poussé à créer Rail World, au coeur de la controverse actuelle.

Cette fois-ci, rebondir sera plus difficile. L'analyste new-yorkais Anthony Hatch, interrogé par Bloomberg, affirme : « Je ne vois pas comment il peut survivre à ça sans être terni, ou pire encore. »

Pour son ami Henry Posner III, le tempérament passionné d'Edward Burkhardt a toujours été sa plus grande force. « Mais comme chez moi, ajoute-t-il, c'est peut-être aussi sa plus grande faiblesse. »

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BURKHARDT EN 5 POINTS

Ses avoirs

Lorsqu'un journaliste québécois lui a demandé cette semaine combien il valait, Edward Burkhardt lui a répondu : « Beaucoup moins qu'hier. »

À l'époque où il dirigeait la Wisconsin Central, l'Américain détenait toutefois des actions valant plusieurs dizaines de millions de dollars.

Il vit aujourd'hui en banlieue de Chicago, dans une belle maison blanche aux fenêtres encadrées de volets. Son village, Kenilworth, borde le lac Michigan et est l'un des plus riches de tous les États-Unis. Revenu familial moyen : 350 000 $, soit quatre fois le revenu moyen des autres familles de l'Illinois. Valeur moyenne des maisons : entre 400 000 $ et 6,5 millions.

Sa famille

Burkhardt et sa femme, Sandra, 70 ans, ont une fille de 37 ans, Cynthia. Très discret à leur sujet, il ne parlait guère de sa vie privée au travail. Lorsqu'il a été chassé de la Wisconsin Central, sa femme a toutefois envoyé à tous les employés une lettre signée « une épouse en colère ». Elle y a écrit que, tel Jules César, son mari avait été trahi par « plusieurs Brutus », ajoutant : « Je suis si en colère qu'on ait donné l'impression qu'il abandonnait sa compagnie et ses gens pour se consacrer à « d'autres intérêts » que je ne pouvais rester assise à rien faire ».

Ses opinions politiques

Entre 1999 et 2011, Burkhardt a versé 16 3000 $ à divers candidats républicains qui convoitaient le Sénat, le Congrès ou la mairie.

Ses passions

Tout ce que ses collaborateurs savent de lui tourne autour des trains. Il aime le jazz, affirme son assistante Cathy Aldana, mais rien n'égale son amour des locomotives à vapeur. Son bureau abrite 26 modèles réduits de lignes ferroviaires, auprès de toutes lesquelles ou presque il a travaillé, dit-elle. « Et plusieurs autres se trouvent encore dans leurs boîtes ; on manque de place. »

Son parcours

Loin de suivre les traces de son père médecin, Edward Burkhardt s'est plutôt passionné pour les trains dès l'adolescence. À 16 ans, il travaillait déjà au bas de l'échelle, sur les rails et s'est ensuite mêlé aux opérations. Après avoir décroché un diplôme en administration industrielle de Yale, il a passé 10 ans à la Chicago & North Western, puis 12 ans à la West Central Transportation, qu'il a fondée, mais dont il a été chassé. Depuis 14 ans, il dirige plutôt Rail World, une société de gestion ferroviaire, de conseil et d'investissement, qui se spécialise dans les privatisations et les restructurations.

Fait particulier : la Michigan State University a donné son nom à une chaire de gestion ferroviaire. Il a par ailleurs été nommé consul honoraire de Nouvelle-Zélande, en 1993, après avoir privatisé le chemin de fer du pays. Interrogé par le Chicago Tribune sur ces curieuses fonctions (qui pourraient théoriquement lui valoir l'immunité diplomatique), il a déclaré : « Vous allez à plusieurs fêtes, vous mangez beaucoup de canapés et vous êtes forcés de parler à plusieurs personnes que vous ne connaissez pas. »

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UN PRENEUR DE RISQUE

« Tout l'équipement était rapaillé. Il n'y avait pas deux locomotives de la même couleur. L'équipage était réduit. Les traverses à niveau étaient endommagées. De l'herbe poussait sur la voie et il y avait des pannes et des déversements. »

Le comptable montréalais Christian Bourque a grandi à Lac-Mégantic. Il a arpenté le village en tant que camelot. Sa mère y vit encore et il y possède une résidence secondaire.

D'après ses observations, la Montreal, Maine & Atlantic entretient beaucoup moins bien ses infrastructures que ne le faisait jadis le Canadien Pacifique.

Chose certaine, ce n'est pas la première fois qu'une société d'Edward Burkhardt se retrouve au coeur de pareille controverse. En 1996, sa Wisconsin Central a justement été blâmée pour avoir mal inspecté ses rails. Un bris avait fait dérailler et exploser un train plein de propane, ce qui avait causé pour près de 20 millions de dommages et forcé l'évacuation de 3000 personnes.

130 accidents en 10 ans

Autre fait troublant : même si son propriétaire jure « respecter les standards de l'industrie », la MMA a affiché dernièrement un taux d'accidents de deux à trois fois plus élevé que la moyenne des autres entreprises ferroviaires américaines, selon les données de la Federal Railroad Administration. Au total, l'entreprise a connu 130 accidents en 10 ans, dont 8 déraillements et 4 collisions depuis 2010.

En 2007, un employé vivant dans le Maine, Jarod Briggs, a remis sa démission. « Il y avait des coupures, des coupures, des coupures », a-t-il déclaré au Toronto Star, disant qu'il craignait pour sa sécurité.

Des deux côtés de l'Atlantique, les proches d'Edward Burkhardt sont pourtant prompts à le défendre. « C'est quelqu'un qui se souciait beaucoup de la sécurité. Il n'aurait jamais fait quoi que ce soit pour mettre des vies en danger », estime Nigel Harris, éditeur du magazine britannique RAIL.

Henry Posner III, qui a privatisé le chemin de fer estonien avec Burkhardt, rappelle qu'il s'agissait d'un « pipeline sur roues », créé pour transporter du pétrole de la Russie jusqu'à la mer Baltique. « Avec nous, le taux de blessures a diminué de 75 %, et c'est justement le bilan de sécurité dont nous sommes le plus fiers », dit-il.

Les observateurs de l'industrie rappellent par ailleurs que, dans les jours suivant son acquisition par Burkhardt, la MMA a perdu ses deux plus gros clients - deux papetières en faillite. Par la suite, les tuiles se sont succédé. Et la MMA a même fini par abandonner un segment de rails. « Les coupures n'ont pas été faites par des gens avides de profit, même les dirigeants ont accepté des baisses de salaire de 40 % », souligne une journaliste spécialisée.

Edward Burkhardt était fier de carburer aux défis. En 1992, le magazine Railway Age le présentait comme un « risk taker ». L'épithète se voulait élogieuse. Mais pour Denis Allard, du Fonds mondial du patrimoine ferroviaire, le goût du risque n'est pas toujours une qualité.

« Burkhardt a vu trop grand et s'est retrouvé dans l'incapacité de faire face à la situation, affirme cet expert. C'est la grenouille qui se pensait plus grosse que le boeuf. »