Du flair, de l'audace et des nerfs d'acier ont notamment caractérisé le parcours de Paul Desmarais. L'homme d'affaires savait aussi se montrer ouvert en entrevue, comme le raconte notre ex-chroniqueur.

Il n'y a aucun doute que Paul Desmarais a été un des financiers les plus brillants de son temps. Il n'aimait cependant pas se faire considérer comme un financier. «Je suis un industriel», aimait-il à dire.

Son succès repose sur une stratégie simple. Acheter des entreprises au meilleur moment possible, en ne payant jamais plus cher que ce qu'elles valent ; les exploiter en augmentant leur valeur; les revendre au meilleur moment et au meilleur prix possible. Facile à dire, plus difficile à faire. Cela prend du flair, de l'audace, des nerfs solides, une excellente connaissance des mécanismes financiers, un réseau étendu de contacts. Power a toujours été considérée par tous les analystes comme une entreprise sérieuse et extrêmement bien gérée.

Au-delà de sa carrière dans les affaires, Paul Desmarais a participé à de nombreuses activités. Une de ses contributions les plus significatives, à mon avis, demeure la mise sur pied, en 1986, de la Société d'investissement jeunesse (SIJ), un organisme à but non lucratif, financé par plus de 100 entreprises, et qui offre des garanties de prêts aux jeunes de 18 à 35 ans pour les aider à démarrer ou à acquérir une entreprise.

En 23 ans, plus de 400 jeunes entrepreneurs québécois ont ainsi reçu un coup de pouce au moment où ils en avaient le plus besoin.

Anecdote

Une anecdote me revient à l'esprit. C'était au Manoir Richelieu, en 1977. À l'époque, le gouvernement de René Lévesque voulait en quelque sorte reconstruire les ponts entre patronat et syndicats en conviant tout ce beau monde à un vaste « sommet économique », le premier du genre. «Le Québec», disait René Lévesque, «n'a plus de contrat social».

Paul Desmarais était évidemment au nombre des invités.

Or, il y avait au même moment un conflit de travail à l'usine Wayagamack, en Mauricie. Les grévistes ont pensé attirer l'attention en se rendant à Pointe-au- Pic pour manifester. J'y étais, je m'en souviens : les manifestants en colère, à l'extérieur, scandaient des slogans contre Power, propriétaire de la Wayagamack.

Certains réclamaient la présence de M. Desmarais. Celui-ci a décidé de leur parler. Dès sa sortie de l'immeuble, un silence de mort s'est installé. L'atmosphère était à couper au couteau.

«Je voudrais d'abord vous remercier», a commencé M. Desmarais, «d'être venus jusqu'ici en autobus Voyageur Colonial» (cette société de transport lui appartenait à l'époque). Cela n'a pas suffi à régler le conflit, mais la boutade a immédiatement calmé les esprits.

Une photo a fait le tour du Québec à l'époque : le leader syndical Louis Laberge serrant la main de Paul Desmarais sous le regard approbateur de René Lévesque.

Dans le milieu des affaires, où il est facile de devenir rapidement une vedette, Paul Desmarais fait figure d'exception.

L'homme contrôlait un immense empire industriel et financier, mais était d'un naturel plutôt réservé, pour ne pas dire timide, et fuyait la publicité autant que d'autres la recherchent. C'est pour cela que l'on peut compter sur les doigts d'une main le nombre d'entrevues de fond qu'il a accordées au cours de sa longue et brillante carrière d'entrepreneur.

Privilège

En 1990, en compagnie de mes collègues Jacques Benoit, Alain Dubuc et Claude Masson, j'ai eu le privilège d'assister à une de ces entrevues, la plus considérable jamais accordée à un média québécois.

Le mot «privilège» n'est pas trop fort. Plus de 20 ans plus tard, j'en conserve encore un vif souvenir. Jacques Benoit, un journaliste d'expérience qui a réalisé des centaines d'entrevues, me disait encore récemment qu'il s'agissait d'une de ses entrevues les plus marquantes en carrière.

Pourtant, avant cette rencontre, nous n'étions pas très enthousiastes. Il avait été convenu que Paul Desmarais n'avait pas plus d'une heure à nous consacrer. Le personnage a la réputation de parler peu. Pour tout dire, nous nous attendions à une entrevue laborieuse.

C'est exactement le contraire qui s'est passé. Avec beaucoup d'ouverture, le grand patron de Power nous fera pénétrer au coeur de son empire.

Il n'avait apporté ni notes, ni documents, ni chiffres. Démontrant une mémoire d'une puissance étonnante, il a décrit avec précision les structures de ses entreprises, ses participations au Canada et dans le monde, ses associés et partenaires. Il maîtrise ses dossiers avec aplomb, et est capable de voir venir les choses longtemps à l'avance.

Ainsi, Power a été une des premières entreprises occidentales à prospecter le marché chinois, dès les années 80. À l'époque, la colonie britannique de Hong Kong était sur le point de passer sous le contrôle de la Chine. Nous lui avons demandé si cela l'inquiétait. «Pas du tout, a-t-il répondu. Mon partenaire d'affaires, là-bas, c'est le vice-président du Parti communiste !»

Mais l'entrevue déborde assez largement du cadre fixé à l'avance, et nous abordons une foule de sujets qui nous tracent un portrait beaucoup plus complet du personnage. Finalement, la rencontre dépasse largement les deux heures.

Âgé de 63 ans à l'époque, Paul Desmarais est visiblement en grande forme, intellectuelle et physique. Il nous explique que pour garder la forme, il s'impose quotidiennement une marche rapide de 30 minutes.

Il saute aux yeux qu'il gagnerait à être plus connu. C'est un homme de grande culture; nous découvrons qu'il a un excellent sens de l'humour, qu'il est amateur de musique, qu'il possède de vastes connaissances en histoire, que c'est un admirateur de Thomas Jefferson, et un connaisseur de vins. À ce sujet, une fascinante conversation s'engage sur les mérites respectifs des pomerols avec Jacques Benoit, journaliste en économie, mais aussi oenophile de grande réputation; cela nous permet d'apprendre qu'un des hommes les plus riches du monde n'a pas de Château Petrus dans sa cave. «C'est trop cher», commente-t-il. Dans les questions économiques et financières, il est parfaitement à l'aise.

Nous lui avons demandé pourquoi, à l'époque, il pensait que les taux d'intérêt demeureraient élevés. En moins d'une minute, en cinq phrases limpides, tout était là.

Au sortir de l'entrevue, je m'en souviens très bien, Claude Masson m'a demandé mon impression.

«Il en faudrait des dizaines comme cela au Québec», lui ai-je répondu. C'est toujours aussi vrai, je trouve.

PHOTO MICHEL GRAVEL, ARCHIVES LA PRESSE

Paul Desmarais