Les fondateurs de Montreal VIP rêvaient de mettre sur pied une conciergerie de luxe dans la métropole. Quatorze ans plus tard, ils louent très peu de limousines et de jets privés mais envoient des tas de filles dans les chambres d'hôtel de leurs clients américains, qui aiment terminer un week-end de débauche à Montréal par un spectacle érotique entre deux femmes, « batteries incluses ».

C'est par la force des choses que Montreal VIP est devenue une entreprise spécialisée dans les enterrements de vie de garçon. « C'était la demande du marché. On s'est dit que c'était un bon créneau à explorer », explique Jay Martin, directeur des opérations.

Ils ont joué la carte à fond. Et ont misé juste : aujourd'hui, Montréal VIP roule à plein régime. Chaque week-end, l'entreprise organise des escapades libertines dans la ville de tous les péchés pour de 100 à 150 clients, surtout des Américains en provenance de New York, de Boston, du Maine, de Chicago, de Los Angeles et du Texas.

Tournée des bars de danseuses ou sushis à déguster sur une femme nue ; les forfaits répondent à tous les goûts. « Qu'importe votre vice sexuel, Montréal vous le propose. N'ayez pas peur que la population locale vous regarde de travers, lit-on sur le site web de Montréal VIP. Les gens sont là pour combler vos désirs charnels, pas pour les étouffer. »

En ville, les tentations sont si nombreuses qu'elles pourraient « inciter n'importe quel homme » à la débauche, explique-t-on encore.

« À l'étranger, Montréal est perçu comme la Sin City du Canada, dit Jay Martin. Nos règles sont moins strictes et nous avons des bars permettant des contacts entre les danseuses et les clients, ce qui n'est pas le cas aux États-Unis et dans le reste du Canada. »

Ce n'est pas d'hier que Montréal traîne une réputation sulfureuse à l'étranger. Dès 2002, le Conseil du statut de la femme soulignait que la ville, parfois appelée le Bangkok de l'Occident, « est considérée par plusieurs comme la capitale canadienne de la prostitution ».

En 2006, le magazine Playboy recommandait Montréal à ses lecteurs pour un enterrement de vie de garçon réussi.

D'autres agences de voyages ont flairé la bonne affaire. C'est le cas de Global Express Tours, au Massachusetts. « Avec plus de 50 bars de danseuses, salons de massages érotiques et peep shows, un voyage à Montréal est, à coup sûr, excitant », lit-on sur son site web.

L'offre et la demande

Pour satisfaire les touristes sexuels, il faut des filles. Toujours plus de filles. Plusieurs d'entre elles sont exploitées, parfois carrément forcées de se prostituer. Quand il tire ces femmes des griffes de leurs proxénètes, le sergent-détective Dominic Monchamp, du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), tombe souvent sur des clients étrangers. « Ils viennent à Montréal pour l'abondance du marché et parce que les prix sont plus bas qu'ailleurs », dit-il.

« Montréal est une plaque tournante du tourisme sexuel, tranche Annie Robert, de l'Unité de la traite de personnes de la Gendarmerie royale du Canada (GRC). On vient ici parce que c'est facile. Tu la veux québécoise ou chinoise, telle grandeur, telles mensurations ? Tu passes ta commande et en 30 minutes, une fille cognera à ta porte ! »

L'offre est si abondante que, pour survivre dans ce marché, les filles doivent tout accepter. Et se taire. « Ce qui est dommage, c'est que de plus en plus d'escortes vont permettre des pratiques dangereuses. Des relations sexuelles sans condom, à Montréal, il y en a souvent », raconte Mélodie Nelson, une ancienne prostituée.

« En Ontario, il est très rare qu'un client demande cela. Pour une escorte, là-bas, il est plus facile de refuser ce type de demandes. Mais Montréal est tellement vu comme une destination "le fun", facile, que les clients vont insister. »

La compétition est telle qu'il est désormais pratiquement impossible pour une femme de se prostituer si elle n'est pas prête à offrir la « girlfriend experience » (GFE), une relation sexuelle semblable à celle qu'aurait un client avec sa copine.

« Si tu ne fais pas de GFE à Montréal, tu ne pognes pas », tranche Charlie, qui s'est prostituée pendant 10 ans. « Il faut embrasser le client, lui faire une fellation sans protection et se laisser faire quand il embrasse nos parties génitales. »

Plus les prostituées sont jeunes, plus elles peinent à refuser des pratiques risquées ou dégradantes. Les proxénètes le savent trop bien. En juin, les intervenants des centres jeunesse de la Montérégie ont été prévenus du risque accru de fugues des adolescentes, recrutées massivement dans les agences d'escorte à la veille du Grand Prix de Montréal.

Le recrutement s'est poursuivi tout l'été pour répondre à la demande liée à la tenue des gros événements, selon Lynn Dion, des centres de la jeunesse Batshaw. « Au printemps, on le sent : cela recrute à pleines portes pour la période estivale. Nos filles fuguent beaucoup plus. Elles échouent dans les motels et les appartements. »

Un marché lucratif

Le marché génère des millions. Impossible, toutefois, de chiffrer l'ampleur des retombées du tourisme sexuel à Montréal, étant donné la nature souterraine de cette industrie.

Mais tout le monde sait que le sexe vend. Et plusieurs tentent d'en profiter. Même Loto-Québec a déjà exploité la réputation grivoise de la ville auprès des Américains. « Nice Pair », s'exclamait un joueur de poker devant le décolleté plongeant d'une femme, dans une publicité payée par la société d'État, en 2006, pour attirer les Bostoniens au Casino de Montréal.

À la même époque, Tourisme Montréal a lancé une campagne de 23 millions de dollars qui jouait sur le côté sexy de la métropole. Une publicité, montrant un jeune couple marchant main dans la main, expliquait aux Américains qu'à Montréal, « the more we kiss, the Frencher it gets ». Plus on s'embrasse, plus ça devient français...

Pour concocter sa campagne, l'organisme s'était basé sur des études montrant que les gens de Toronto, Boston et New York percevaient Montréal comme une ville sensuelle et romantique. Une autre publicité montrait des hommes au torse nu, musclés et bronzés, près d'une photographie du village gai.

À l'époque, le patron de Tourisme Montréal s'était défendu d'utiliser le sexe pour vendre la ville, affirmant que cela faisait toutefois partie des plaisirs que l'on pouvait y pratiquer.

« Tant mieux si on peut vivre dans un climat de tolérance. Mais le message perçu ailleurs, c'est qu'ici, on peut tout faire. Tout peut être accepté. Comme société, on doit se demander si c'est vraiment ce que l'on veut », dit Lynn Dion.

« Pendant des années, on s'est targués de notre ouverture, souligne le sergent-détective Monchamp. À tort, on a cru que c'était positif, et on a permis au marché de prendre de l'expansion. Mais peu à peu, on réalise que cela a des impacts. Le marché est si abondant qu'il attire plus de touristes. Or, plus il y a de touristes, plus le marché grossit. »

Et plus il y a de victimes.

Photo Karine Wade, collaboration spéciale

Un client satisfait

Quand il a envie de se faire plaisir, John* quitte sa maison, en Ontario, et saute dans sa voiture pour s'offrir quelques prostituées à Montréal. Du point de vue de cet habitué, la métropole québécoise est un « paradis » sans égal ailleurs en Amérique du Nord.

« Montréal est une destination sexe. Pas seulement pour les escortes, mais pour les clubs de danseuses, les clubs échangistes, etc. De l'extérieur, on voit facilement le monde du sexe comme un trait dominant de la ville. »

John a découvert le monde des escortes montréalaises en 1999. Depuis, il a englouti des sommes faramineuses dans cette industrie souterraine. Et il n'est pas le seul. « Aux États-Unis et au Canada, j'ai plusieurs amis et connaissances qui se rendent à Montréal strictement pour cela. »

Ils choisissent la métropole pour sa réputation d'ouverture, mais surtout pour ses prix abordables, comparés à ceux de New York, Toronto ou Vancouver. L'offre étant abondante, « la compétition est forte entre les agences d'escortes », explique John.

Sur le site Montreal Escort Review Board (merb.ca), des centaines de clients critiquent les escortes montréalaises comme s'il s'agissait de films ou de restaurants. Ils leur accordent des notes en fonction de la beauté de leur visage, de leurs mensurations, ou des actes sexuels qu'elles sont prêtes à accomplir. Celle-ci permet d'embrasser. Celle-là accepte les « bbbj » (pour bareback blowjobs, des fellations sans condom).

La réputation de Montréal attire des Américains comme Dave, un « chrétien libéré » de Phoenix, qui semble convaincu que les Québécoises se prostituent par choix - ou même par plaisir - et non pour subvenir à leurs besoins.

Sur son site, Sexwork.com, Dave passe en revue les meilleures villes du monde pour fréquenter des prostituées. Entre Montréal et Bangkok, il conseille aux Américains de choisir la première. « Je veux vraiment retourner en Thaïlande, mais Montréal est tout simplement plus pratique pour des visites plus fréquentes ! »

*Nom fictif.

Photo Masterfile

Le sexe est vu comme un trait dominant de Montréal par certains touristes.

Comment lutter contre la traite ?

Attendu d'ici quelques mois, un jugement de la Cour suprême pourrait bien décriminaliser la prostitution au Canada. Serait-ce la solution pour mettre un frein à l'exploitation sexuelle et à la traite des femmes ? Certains le croient. D'autres prédisent au contraire qu'un tel jugement n'aura pour effet que d'empirer les choses.

Pour clore ce dossier spécial, voici cinq pistes de solution, proposées par des gens du milieu, pour mieux lutter contre la traite.

Décriminaliser la prostitution

« La décriminalisation permettrait d'améliorer les conditions de travail dans l'industrie du sexe. Les policiers cesseraient d'arrêter les travailleuses dans la rue et de faire des descentes dans les maisons de débauche. Leur priorité changerait. Ils pourraient se concentrer sur la lutte contre le gangstérisme et le proxénétisme avec coercition. Débarrassée de son statut criminel, une masseuse qui se ferait agresser dans son salon pourrait beaucoup plus facilement rapporter cette violence à la police, sans craindre que ce soit elle qui se retrouve derrière les barreaux.  »

-Émilie Laliberté, directrice générale de l'organisme Stella, qui défend les intérêts des travailleuses du sexe.

S'inspirer du modèle nordique

« Penser que la traite ne se produira pas là où la prostitution est légalisée, c'est un mythe, et c'est un mythe dangereux. On connaît par exemple la prévalence de la traite à Amsterdam. Mieux vaut suivre le modèle de la Suède, qui ne cible plus les prostituées, mais qui pénalise les clients et les proxénètes. Si la Cour suprême décriminalise le proxénétisme et la tenue de maison de débauche, les policiers n'auront même plus ces outils-là pour lutter contre les trafiquants. Ça sera le "free for all", une vraie catastrophe. »

-Sandrine Ricci, auteure de l'étude Traite des femmes : entre déni et invisibilité, UQAM.

Mener plus d'enquêtes policières

« Honnêtement, la décriminalisation aurait très peu d'impact. Le marché est déjà saturé. Montréal est déjà une destination de tourisme sexuel. À mon avis, le jugement de la Cour suprême n'y changera rien. Forcer quelqu'un à se prostituer, c'est illégal et cela va le rester. Le milieu de la prostitution attire toutes sortes de gens. Des clients, mais aussi des vendeurs de drogue, parce que les filles ont besoin de consommer pour continuer. Cela attire le crime organisé, des membres de gangs, des prédateurs sexuels. Tout ce beau monde forme une soupe. C'est dangereux, et cela va le rester. »

-Dominic Monchamp, sergent-détective au SPVM

Confronter les clients à la souffrance des victimes

« Le discours sur la décriminalisation m'inquiète. On ne peut pas légaliser une pratique quand on sait ce que cela implique de la violence envers des êtres humains. Je connais une fille dont les bras sont couverts de cicatrices. Elle se coupe après chaque client. Pour elle, chaque cicatrice est un échec. Il y a des filles qui reviennent chez nous, après s'être prostituées, et qui souffrent d'un syndrome post-traumatique. Il faut conscientiser les gens. Quand les clients seront confrontés à la douleur de ces filles, les choses vont changer. »

-Lynn Dion, consultante pour les centres de la jeunesse Batshaw en exploitation sexuelle des mineurs.

S'attaquer au nerf de la guerre

« De plus en plus de gars de gang délaissent la drogue pour se spécialiser dans la prostitution. Il faut que la traite cesse d'être payante pour eux. On doit pouvoir les attraper plus facilement, leur imposer des peines plus élevées, confisquer leurs biens. Mon projet de loi renverse le fardeau de la preuve [l'accusé devra prouver qu'il n'exploitait pas la victime] et introduit le concept de peines consécutives. Pour l'instant, le trafic de drogue est puni plus sévèrement que la traite d'êtres humains ; ça n'a pas de sens. »

-La députée fédérale Maria Mourani, auteure d'un projet de loi visant à resserrer les dispositions du Code criminel sur l'exploitation et la traite. Le texte sera présenté au Sénat cet automne.

Photo Olivier Pontbriand, La Presse

Un jugement de la Cour suprême attendu dans quelques mois pourrait décriminaliser la prostitution.