Une deuxième enquête interne a été déclenchée par les officiers de haut rang des Forces armées canadiennes après que des policiers militaires canadiens en mission en Afghanistan eurent instauré un climat de terreur dans la prison de la base de Kandahar, a appris La Presse.

Cette deuxième enquête a été menée par la conseillère militaire du gouverneur général David Johnston, le lieutenant-colonel Sylvie Beaudry, en octobre 2012, à la demande du grand prévôt des Forces armées canadiennes, le colonel Tim Grubb, qui était à l'époque le grand patron de la police militaire.

Cette enquête visait à faire le point sur le «leadership de la police militaire en Afghanistan» après le dépôt d'un grief d'un membre de la police militaire mécontent de voir qu'aucune sanction n'avait été imposée aux officiers supérieurs qui avaient ordonné des entrées dynamiques dans les cellules du centre de détention de Kandahar en décembre 2010 et en janvier 2011, selon nos informations.

Durant son enquête, Sylvie Beaudry, lieutenant-colonel qui a été conseillère militaire auprès du gouverneur général de mai 2011 à juillet 2013, a été informée de ces incidents de la bouche même de policiers militaires qu'elle a interrogés, selon nos informations. Elle a remis un rapport au grand prévôt par la suite. La Presse a demandé les conclusions de cette enquête, hier, mais n'a pas eu de réponse.

Au bureau du gouverneur général, qui est le commandant en chef de Forces armées canadiennes, on confirme que M. Johnston «est informé sur une base régulière des principales opérations menées par les Forces canadiennes», soit par son conseiller militaire lui-même ou encore par le chef d'état-major des Forces armées, selon le contexte.

Cependant, «tout travail d'enquête qui aurait été mené par le lieutenant-colonel Sylvie Beaudry s'est déroulé de manière totalement indépendante de ses fonctions de conseillère militaire auprès du gouverneur général. Cette enquête relevant du Service national des enquêtes (SNE) des Forces armées canadiennes, les questions à ce sujet devraient lui être acheminées», a indiqué la directrice des communications, Annabelle Cloutier.

Climat de terreur

La Presse a révélé hier que des policiers militaires canadiens en mission en Afghanistan, suivant les instructions de leurs supérieurs, ont instauré un climat de terreur dans les cellules du centre de détention de Kandahar sur une période de deux mois, à partir de décembre 2010. L'objectif était de contraindre les prisonniers à dévoiler des informations pouvant permettre aux troupes canadiennes et à leurs alliés occidentaux de contrer les menaces des insurgés talibans ou de trouver des caches d'armes.

Une quarantaine de prisonniers afghans se trouvaient alors au centre de détention lorsque les événements sont survenus. Un soir de janvier 2011, le climat de terreur a atteint son paroxysme quand les policiers militaires ont fait irruption dans les cellules en portant leur casque militaire et munis d'un bouclier et d'un bâton. Certains policiers étaient armés. Ils ont plaqué des prisonniers au sol ou contre le mur tout en poussant des cris. Certains prisonniers ont été terrifiés au point de souiller leurs vêtements.

Les entrées dynamiques ont cessé après qu'une plainte formelle eut été acheminée au SNE, qui a ouvert une enquête. Une équipe de cinq enquêteurs du SNE a examiné ces événements. Leur enquête a duré plus de deux mois, du 30 janvier au 18 avril 2011. Les enquêteurs ont rencontré au mois une trentaine de membres de la police militaire à la base de Kandahar. Leurs dépositions ont été enregistrées. Mais cette enquête n'a donné lieu à aucune accusation.

Ils ont dit

« Il semble qu'aucune accusation n'ait été portée, mais cela ne signifie pas que les actions des individus aient été exonérées, que des choses ne se sont pas passées. Nous aimerions voir ce rapport [du SNE]. Mais il est tout de même troublant que ce genre de comportement se soit produit. La décision de porter ou non des accusations est prise à l'interne. Que cette décision soit justifiée ou non dépend des faits et il faut voir le rapport. »

- Le député du NPD Jack Harris

« Le gouvernement prend très au sérieux ces allégations. Ce genre de comportement inapproprié et d'abus fait l'objet d'une enquête approfondie. Le Service national d'enquête des Forces armées canadiennes a conclu qu'il n'y avait pas eu de mauvais traitement des prisonniers talibans et qu'il n'y avait pas matière à déposer des accusations. » 

- James Bezan, secrétaire parlementaire du ministre de la Défense

« Des policiers militaires canadiens auraient instauré un climat d'intimidation dans la prison qui était sous leur responsabilité en Afghanistan. Depuis quand le gouvernement est-il au courant de ces agissements et qu'a-t-il fait depuis afin de s'assurer que le traitement des prisonniers est fait en conformité avec le droit international et le droit canadien ? » 

- Le député libéral Irwin Cotler

« C'est très troublant de voir que personne n'ait été trouvé responsable de ces gestes, alors que le gouvernement conservateur se défendait tellement d'être complice de la torture [en Afghanistan]. D'un autre côté, l'attitude du Canada vis-à-vis la torture est tellement ambiguë. » 

- Anne Saint-Marie, responsable des communications d'Amnistie internationale Canada francophone

- Propos recueillis par Joël-Denis Bellavance

D'autres événements impliquant des militaires

1. Un jeune Somalien tué par deux militaires canadiens

Le déploiement d'un millier de soldats canadiens en Somalie en 1992 dans le cadre d'une mission de maintien de la paix des Nations unies tourne au cauchemar. En mars 1993, un adolescent de 16 ans, Shidane Arone, est capturé. Il est battu à mort par deux soldats canadiens, le caporal-chef Clayton Matchee et le soldat Kyle Brown. Mais cet événement n'est pas le seul à être attribué aux soldats canadiens en Somalie. D'autres prisonniers, surtout des enfants âgés de 9 à 13 ans, ont été attachés les mains dans le dos et laissés en plein soleil, au vu et au su de tout le monde. Le gouvernement Chrétien décide de créer une commission d'enquête civile à la suite de ces incidents.

2. Le scandale de la prison d'Abou Ghraïb en Irak

La photo d'une soldate de 22 ans de l'armée américaine, tout sourire devant un prisonnier irakien nu et tenu en laisse, a fait le tour du monde en 2004 et provoqué une indignation généralisée. Sur d'autres images, la soldate Lynndie England se trouve devant des détenus entravés, menacés par des chiens, contraints de se masturber ou empilés comme des objets. Ces images ont gravement terni l'image des États-Unis. Lynndie England a été condamnée à trois ans de prison et radiée de l'armée américaine pour les sévices infligés aux prisonniers irakiens.

3. Des bavures américaines en Afghanistan

En 2010, des soldats américains doivent comparaître devant la justice militaire pour avoir organisé en 2009, simplement pour le plaisir, le meurtre de trois civils afghans alors qu'ils étaient déployés dans la province de Kandahar. Au terme de ce procès en cour martiale, le caporal Jeremy Morlock plaide coupable et il est condamné à 24 ans de prison.

4. Des viols en Somalie

En novembre dernier, l'armée ougandaise a dû suspendre 15 officiers de haut rang après que des soldats de la force de l'Union africaine en Somalie (AMISOM) eurent été accusés de viols et d'exploitation sexuelle de femmes vulnérables. C'est grâce à l'intervention de Human Rights Watch que les gestes de ces soldats ont été dénoncés. «Les soldats de l'UA, se servant d'intermédiaires somaliens, ont utilisé une variété de tactiques, dont l'aide humanitaire, pour contraindre des femmes et des filles vulnérables à des activités sexuelles», selon l'organisme de défense des droits de la personne.

5. Agressions sexuelles en Centrafique

En avril dernier, le quotidien britannique The Guardian a révélé que des militaires français déployés en République centrafricaine (RCA) dans le cadre de l'opération Sangaris sont soupçonnés d'avoir agressé sexuellement des enfants lors de leur mission à Bangui. Les faits se seraient déroulés entre décembre 2013 et mai-juin 2014. Selon le quotidien Le Monde, au moins quatre garçons de 9 à 13 ans auraient été victimes de viols commis par plus d'une dizaine de soldats français. Le parquet de Paris a ouvert une enquête sur cette sordide affaire en juillet dernier.